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PARIS
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QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 13.
1870
PRÉFACE
Le premier volume de cette Histoire littéraire du
Maine paraissait en 1843 : il y a vingt-cinq ans,
un quart de siècke. Jeune alors et tout entier au
service de mes opinions, j'avais quitté ce toit pa-
ternel où m'ont ramené l’âge et nos revers, et
j'étais allé dans le département de la Sarthe,
sous un ciel presque étranger, guerroyer en
partisan contre un gouvernement qui est tombé,
que je ne regretie pas, contre des institutions
que m'ont fait souvent regretter celles que j'ai
vu depuis préférer ou subir. J'étais jeune, ai-je
dit, et j'estimais, en ce temps-là, mon pays autant
que je l’aimais, autant que je l'aime encore.
Ainsi j'étais impatient de le voir libre, le croyant
vraiment digne de la liberté. C’est à cette époque,
la plus agitée de ma vie, mais peut-être celle qui
[ 1
II HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
m'a laissé le moins de tristes souvenirs, que j'ai
formé le dessein d'écrire cette histoire et que j’en
ai publié les premiers volumes.
Je disais alors dans une préface que je crois utïle
. de reproduire :
, «On étudie depuis quelques années l'histoire
des anciennes provinces de la France avec beau-
coup de zèle, mais avec moins de goût et de fruit.
C’est qu’il y a dans ces recherches plutôt une
frivole curiosité qu’un désir éclairé de connaitre.
Mais ce n’est pas notre affaire de censurer autrui;
il nous importe davantage de dire pourquoi nous
avons entrepris cette Histoire littéraire du Maine.
Nous avons vu autour de nous, quand nous avons
été conduit en ces lieux, beaucoup de gens pas-
sionnés pour les reliques de l’art gothique que
l'on rencontre à chaque pas dans les villes et dans
les campagnes du Maine ; nous avons appris d'eux
bien des détails sur la forme première de ces
constructions tant de fois restaurées ou mutilées ;
on a devant nous analysé fort ingénieusement les
fragments épars sur le sol; on nous a montré la
place qu’ils occupaient ou devaient occuper dans
l’ensemble de quelques monuments dont on nous
a fait admirer la grandeur et la richesse. Nous
avons prêté l'oreille avec attention et déférence
aux discours de nos professeurs d'archéologie, et,
PRÉFACE. III
alors même qu'ils se querellaient assez vivement
sur des questions qui nous semblaient puériles,
nous prenions intérêt à leurs débats. Cependant,
après avoir fait généreusement la part de leur
expérience, n'avons-nous pas quelquefois tenu
pour suspectes leurs plus chères hypothèses ? Ne
les avons-nous pas surpris, en plus d’une occa-
sion, parlant avec trop d'assurance de choses qu'ils
ignoraient complétement? C’est que l'étude des
ruines monumentales, si consciencieuse qu’elle
puisse être, n’enseigne pas tout ce qu'il importe
de connaitre. Quel a été, à diverses époques, le
régime administratif ou politique de la province
du Maine? Quelles ont été les mœurs, les cou-
tumes particulières des peuplades d’origine
diverse qui ont tour à tour envahi le sol de cette
province? De quels événements a-t-elle été le
théâtre ? Quelles traditions s’y sont longtemps
conservées ? À quel titre est-elle plus ou moins
illustre dans les annales de la France? Ce sont là
des questions bien dignes d'intérêt, auxquelles ne
répondent pas d’une manière satisfaisante les
monographies des plus savants archéologues. Il
faut donc regretter que l'étude des ruines monu-
mentales occupe trop exclusivement les rares
érudits qui se sont donné pour mission d'explorer
les provinces : ce labeur est peut-être le plus
attrayant, mais il n’est pas le plus utile ;‘il a
IV HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
jusqu'à ce jour provoqué plus de controverses
oiseuses qu’il n’a résolu de problèmes sérieux (1).
« L'ouvrage que nous offrons au public n’est
pas, il est vrai, moins spécial ; nos recherches ne
sont pas moins circonscrites : cependant on re-
connaîtra que nous n'avons pas suivi la voie com-
mune, et nous aurons à nous féliciter de n'avoir
pas tout à fait perdu notre peine, si l’on comprend,
après avoir lu ces notices, que l’histoire des doctes
personnages nés dans une province doit flatter
plus encore l’amour-propre de leurs descendants,
que l’histoire de ces monuments commencés et
achevés pour la plupart par des ouvriers nomades
et inconnus. Cependant notre unique but n’a pas
été de chatouiller cette orgueilleuse faiblesse ;
disons même avec franchise que cela nous a tou-
ché beaucoup moins que le dessein de contribuer
pour notre part à réhabiliter une étude aujourd’hui
trop négligée, et l'espoir plus téméraire d'exhu-
mer et de produire quelques noms dignes de n’être
pas oubliés.
«On se demande sans doute comment l’histoire
littéraire d’une seule province nous fournira la
matière de quatre volumes. Qu'on le sache donc,
(1) Depuis que ces lignes sont écrites, la direction des esprits
est changée : l’histoire politique, législative, sociale et même
l’histoire littéraire des provinces a été la matière des plus scru-
puleuses recherches, et ce que l’on néglige le plus aujourd'hui
c'est l'archéologie.
PRÉFACE. \
nous éprouverons plus d’embarras pour ne pas
franchir cette limite que pour l’atteindre. Le
Maine a produit beaucoup d'hommes qui se sont
rendus célèbres dans les lettres, et ce n’est pas
une médiocre affaire que de rappeler tout ce
qu'ils ont écrit, que de raconter comment ils ont
vécu. Mais quoi! va-t-on se dire encore : les temps
sont donc bien changés! Nous en comptons aujour-
d’hui parmi nous si peu de ces hommes auxquels
la postérité devra quelques hommages! Or est-il
à propos de nous révéler ainsi notre déchéance
littéraire? Ne vaut-il pas mieux ignorer ce que l’on
doit regretter de savoir? Ces interpellations nous
ayant été faites, nous nous sommes réservé d'y
répondre avec une entière franchise.
« De notre temps, telle est l'opinion de M. de
Cormenin, on n’écrit plus en français hors des
barrières de Paris. Il y a beaucoup de vrai dans
cette dédaisneuse sentence ; si pénible qu’il puisse
être d’y souscrire, il le faut. Si Paris n’appelle pas
à lui toutes les intelligcnces, si le lien puissant des
intérêts retient encore au milieu de nous beau-
coup d'hommes doués de l'esprit d'entreprise,
habiles dans l’exercice des diverses professions
industrielles, qui font un très-honorable, un très-
utile emploi de leurs aptitudes variées, de leur
expérience et de leur savoir-faire, ce qui est vrai,
d'autre part, c’est que les études libérales sont
VI HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
aujourd'hui fort négligées dans les provinces ;
c'est que tous ou presque tous les écrivains se
forment à Paris; c’est qu'à Paris seulement on
sait distinguer le patois vulgaire du beau langage.
Une estime de soi bien ou mal justifiée est et sera
toujours un des plus puissants mobiles de l’écri-
vain : par calcul ou par instinct, il fuit les lieux
où on ne lui accorde ni la considération, ni les
encouragements qui lui sont dus. Cela nous
explique pourquoi l’on ne rencontre guère de
propension pour les lettres dans la jeunesse élevée
hors des établissements universitaires de la capi-
tale. Il y a, en effet, bien peu de vocations spon-
tanées? Alors même qu'on nous laisse la liberté
du choix entre des professions différentes, nous
embrassons d'ordinaire celle qui nous paraît offrir
le plus d'avantages personnels; or, ces avantages
ne sont pas absolus, mais relatifs. À Paris, c'est
un tre que d'exercer avec plus ou moins de
succés une profession libérale ; hors de Paris, il
n'y a pas d’autres titres à la considération que la
noblesse et que l'argent. Supposez donc un jeune
provincial bien doué et jaloux de s'élever au-des-
sus du vulgaire; s’il ne peut faire valoir quelques
antiques parchemins, s’il ne porte pas un nom
qui lui permette de rechercher l’oisiveté pour
elle-même, il se lancera dans la voie qui conduit
à la richesse, et bientôt il pourra s'applaudir de
PRÉFACE. YII
voir augmenter son crédit moral en même temps
que son crédit financier. Or qui le blämera d'avoir
pris ce parti? Il ne pouvait se proposer un but
plus honorable, car, aprés l'estime de soi-même,
il n'y a rien qu’on doive priser plus que l'estime
d'autrui. |
« Si donc nous analysons avec cette liberté les
éléments constitutifs de l'opinion publique dans
nos cités départementales, c’est moins pour pro-
tester contre un fait que pour le constater. Est-on
maintenant curieux d'apprendre pourquoi, durant
les trois derniers siècles, les mêmes cités, nos
plus humbles bourgades, ont produit tant d’hom-
mes qui, dédaignant les routes plus faciles, ont
acquis par les pénibles labeurs de l'esprit une
gloire vraie et durable ? Quand nous avons étudié
les annales littéraires de la France pour y recher-
cher les écrivains originaires du Maine, nous
avons tout d’abord remarqué qu'ils appartenaient,
pour le plus grand nombre, à tel ou tel ordre
religieux. Laissant au clergé séculier la direction
morale des consciences, quelques ordres s'étaient
attribué spécialement l'éducation et le gouverne-
ment des intelligences, et il faut reconnaître
qu'ils se sont bien acquittés de cette tâche. A l’âge
où la société nous impose ses premières obliga-
tions, où le jeune homme, soucieux de l’avenir,
abandonne le plus souvent au hasard la conduite
VENT HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de sa vie, les couvents lui offraient plus qu’un
refuge contre les orages du monde. Admis dans
une maison conventuelle, il y portait un habit
devant lequel les membres de la société laïque
s'inclinaient pour la plupart avec respect. Bien
qu'ilne possédât aucun patrimoine, il n'avait à
redouter aucun embarras domestique ; en quelque
lieu qu'il dût être conduit, soit par sa propre
volonté, soil par le commandement de ses supé-
rieurs, il était assuré d’y trouver un asile hono-
rable, et, libre de tout autre soin, il pouvait, jus-
qu'au jour suprême, se consacrer tout entier aux
travaux de l'esprit. Les monastères d’abord et plus
ard les couvents ont émancipé le génie plébéien.
Quelle que doive être notre reconnaissance pour
l'œuvre révolutionnaire de la philosophie, ne lui
accordons qu'une part équitable dans l'éducation
de la société moderne, et osons dire que les ordres
. religieux ont peut-être plus contribué que toutes
les écoles philosophiques au progrès des idées,
des mœurs et des institutions. Mais nous ne sau-
rions ici développer cette opinion et la justifier
par des preuves suffisantes ; apprécions simple-
ment, au point de vue de cette histoire littéraire,
l'heureuse influence autrefois exercée par quel-
ques établissements religieux sur la direction des
esprits dans nos provinces. .
« Nous le disions tout à l'heure, la jeunesse
PRÉFACE... IX
_s'ignore elle-même; elle croit obéir à une voix
intérieure, alors qu’elle glisse aveuglément sur la
pente où on l’entraine : mais quand elle n’a pas
encore subi le joug de l'exemple, elle est aussi
propre aux études libérales qu'aux professions
industrielles ; c’est l’exémple qui détermine en
elle le premier mouvement. Aujourd’hui, au sortir
de vos gymnases communaux, tout la dissuade
de suivre une carrière qui est chez vous sans
profit et sans honneur : mais qu'on se représente,
dans une ville d’une population moyenne, cinq
ou six confréries savantes, richement dotées,
justement vénérées par le commun, appelant à
elles tous les hommes de bonne volonté, pauvres
et riches, nobles, bourgeois et manants, et les
stimulant de toute facon aux études littéraires,
soit par l'attrait de la gloire mondaine, soit par la
perspective des charges les plus considérables de
l'Église, de l’État, soit par la garantie de la récom-
pense promise dans le ciel aux zélés serviteurs de
Dieu ! Que de vocations ne devaient pas être déter-
minées par ces puissants motifs! Oui, les temps
sont bien changés. Dans la ville où nous écrivons .
ces lignes, il existe encore une association agri-
cole et littéraire, qui occupe assez utilement ses
loisirs, mais qui, nous pouvons l’apprécier, a des
prétentions fort modestes, et s'inquiète peu de
présider à notre mouvement intellectuel. Est-il
r
X HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
besoin de rappeler combien l'Église avait instilué
dans cette ville de vastes ateliers de travail, où
toutes les aptitudes trouvaient leur emploi ? L'or-
dre de Saint-Benoît y était représenté par les deux
abbayes de Saint-Vincent et de la Couture, qui
l’une et l’autre avaient adopté, dansle xvne siècle,
la réforme de Saint-Maur. Au moment où la sup-
pression des couvents fut décrétée, Saint-Vincent
comptait parmi ses hôtes plusicurs savants qui
jouissaient d’une juste renommée. L'ordre de
Saint-Benoit avait encore d’autres établissements
dans le diocèse, et la congrégation de Saint-Maur
y était surtout en honneur. Que l’on ouvre les
annales de cette congrégation et l’on y verra com-
bien le Maine a enrôlé de ses fils dans la docte
phalange! Non loin de l’abbaye de Saint-Vincent,
au lieu même où nous venons d'élever un temple
splendide aux mânes facétieux de Tabarin, les
frères de Saint-Dominique s’exercaient aux rudes
combats de la parole. Ià étaient les graves éru-
dits, déchiffrant, collationnant les textes, exhu-
mant les vieux titres de la gloire française enfouis
dans les archives des monastères ; ici, les profes-
soeurs d’éloquence, interprètes hardis, souvent
suspects, de la parole sacrée, et cependant persé-
cuteurs infatisables de toute hérésie, aux allures
fières et indomptées. Près du couvent des Jaco-
bins était celui des Cordeliers. En vain saint
PRÉFACE. XI
François d’Assise, le patriarche de cet ordre, avait
recommandé pieusement à ses douze disciples de
négliger les lettres humaines pour la pratique de
l'oraison ; cette prescription de la règle avait été
bientôt oubliée. Pour s’en convaincre, on n'a qu'à
jeter les yeux sur la Bibliothèque de l’ordre:
À quelques pas des Cordeliers, en cet endroit où
se trouve aujourd'hui l'asile des religieuses de la
Visitation, était le couvent des frères Capucins.
On sait combien d'illustres prédicateurs, combien
d'écrivains recommandables se sont formés sous
leur discipline. Au centre de la nouvelle ville, le
plus humble des ordres mendiants, mais non le
moins célèbre, l’ordre des Minimes, avait une
maison conventuelle. Il suffit de nommer Marin
Mersenne, pour rappeler ce que la province du
Maine doit aux austères disciples de saint François
de Paule. Enfin, deux congrégations séculières,
celle des Oratoriens et celle des Lazaristés, avaient
été constituées dans la ville par divers évêques,
l'une pour diriger l'éducation première de la jeu-
nesse, l’autre pour faire des missions dans les
campagnes du diocèse. À l'Épau, étaient quelques
représentants de l’ordre bénédictin de Citeaux,
célèbre par les services qu’il a rendus autrefois à
l'Église, par les grands prélats qui sont sortis de
ses nombreuses abbayes, et surtout par ses écri-
vains, dont Ange Manriquez et Charles de Visch
LA
XII HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
ont perpétué le souvenir. A l’autre extrémité des
faubourgs de la ville, les frères de Saint-Augustin
possédaient une riche abbaye dans la paroisse de
la Madeleine, à Beaulieu. Étrange destinée des
hommes et des choses! Cette abbaye, qui avait
donné à l'Église tant de chefs illustres, était gou-
vernée, au moment où éclatérent les premiers
orages de la Révolution, par un homme qui devait
bientôt présider l’assemblée qui décréta la sup-
pression des ordres ! Toutes les associations reli-
gieuses considérables en France avaient fondé
quelque maison conventuelle au sein de la ville, ou
dans les campagnes environnantes. On ne saurait
aujourd’huisupputer le nombredesjeunescatéchu-
mènes sortis des colléges ou desécoles gratuites du
diocése,que les religieux de cesdiverses confréries
affranchirent des obligations de la vie mondaine,
de la misère ou du travail manuel, qu’ils appelé-
‘rent à partager leur table, leurs études et leurs
fonctions. Il fut certainement très-considérable,
car, parmi les écrivains sur lesquels les annalistes
des ordres religieux nous ont transmis quelques
notes biographiques, nous en comptons beaucoup
auxquels ils donnent le Maine pour pays natal, et
nous en ferons connaître au moins autant qu'ils
ont omis. Et combien doivent échapper à toutes
nos recherches, si consciencieuses qu on veuille
les supposer ! Combien de manuscrits dont il ne
PRÉFACE. XII
reste plus aucune trace! Combien de livres impri-
més ont eu la même fortune! N'omettons pas
d’ailleurs que l’ordre de Saint-Dominique est
celui qui à fait le plus de prosélytes dans le
Maine, et que, dans cet ordre, on s’occupait moins
de former des écrivains que des prédicateurs.
Enfin, qui nous dira le nombre des savants, des
lettrés modestes, qui, après avoir'étudié, soit pour
eux-mêmes, soit pour l’enseignement des novices,
n'ont pas connu le besoin d'initier le public aux
travaux de leurs veilles ?
« Quand on compare le présent au passé, on ne
saurait nier cette heureuse influence des ordres
religieux sur la conduite des esprits. Nous sommes
dans un temps où cela peut être dit, où un témoi-
gnage de sincère gratitude ne saurait être mal
interprété. Le régime des couvents ne convient
plus à nos mœurs, et si les établissements de ces
puissantes associations avaient été épargnés par
le vent révolutionnaire, ils seraient abandonnés
aujourd’hui : aussi voyons-nous avec regret quel-.
ques hommes d’un esprit élevé, d'un talent
supérieur, faire sous nos yeux de grands et vains
efforts pour réhabiliter le cilice ou la vie claus-
trale; c'est une entreprise qui sera condamnée
par les résultats qu'on en doit obtenir. Mais, il
faut bien le dire, si les couvents ont été détruits,
ils n’ont pas été remplacés ; et quand nous enten-
z æ Ê :
a: rm it dt ne is D. Mes Her CA
XIV HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
dons railler avec autant d'avantage que d’à-propos
les rares et médiocres écrits qui sont le contin-
gent annuel de la littérature provinciale, quand
nous apprécions combien peu d'oreilles s'ouvrent
à la propagande que font certainessociétés savantes
pour restaurer les fortes études dans quelques
chefs-lieux de département, nous regrettons vive-
ment que nos assemblées révolutionnaires n'aient
pas achevé l'œuvre de restauration scientifique
qu'elles avaient si bien commencée. Nous ne plai-
dons pas ici, que l’on veuille nous comprendre,
la mauvaise cause du fédéralisme intellectuel ;
nous respectons la souveraineté que Paris s’est
attribuée, mais nous déplorons vivement l’affai-
blissement des études et des idées libérales dans
les provinces. C'est, à notre sens, un mal plus
grave qu'on ne paraît le soupçonner. On ne remar-
que pas assez, en effet, que le. despotisme brutal
des intérêts matériels a son siége, non pasà Paris,
mais dans les départements. C'est là qu'il gou-
verne, c'est là qu'il opprime tous les instincts
généreux, c'est de là qu'il exerce sur les institu-
tions et sur les individus son influence malfaisante.
Ce fléau, qui a déjà fait tant de ravages dans les
consciences et dans l'État, dont l’œuvre de
chaque jour est quelque ruine nouvelle, épouvante
tous les bons esprits. Or, on ne peut le combattre
avec avantage qu'au siége même de sa puissance.
PRÉFACE. XV
«
Il faut que les hommes appelés à résoudre les
questions sociales se persuadent que l'esprit public
est fort peu libéral dans les provinces : on n’y
connaît d'autre culte que celui du fétiche le plus
grossier et le plus jaloux qui ait encore obtenu les
hommages et l’encens du vulgaire ; nous parlons
de l'intérêt matériel; et, si l'on n’y prend garde,
toutes nos institutions électives seront bientôt
compromises par l'ignorance et les mauvaises
passions de cette catégorie de citoyens que l'on
peut appeler le tiers-état provincial.
« Nous ne saurions dire ici tout ce que nous
inspire ce grave sujet ; nous ne pouvons d'ailleurs
oublier que nos lecteurs attendent de nous quel-
ques explications sur la matière même de notre
livre. Nous allons donc mettre fin à ces considé-
rations sur le passé, à ces remontrances sur le
présent, pour répondre à diverses questions qui
pourraient nous être adressées.
« Les Bénédiclins, qui ont consacré le ütre
d’Iistoire littéraire, ont suivi, dans leur grand
ouvrage sur les écrivains de la France, l'ordre
chronologique, qui est, en effet, préférable à tout
autre. Mais, à notre grand regret, nous n'avons
pu les imiter. S'il avait existé quelque part un
catalogue exact des écrivains nés dans le Maine,
nous aurions pris soin de les ranger suivant
l'ordre des temps. Mais, privé de ce secours, nous
XVI HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
avons découvert en divers lieux, soit après de
longues recherches, soit par rencontre fortuite, la
trace perdue de tel ou de tel écrivain ignoré ; et
depuis même que nous avons pris la plume pour
rédiger nos premières notices, nous avons eu
l'occasion d'apprendre que les enquêtes les plus
scrupuleuses ne révèlent pas toujours ce que le
basard fait découvrir. Nous avons été d’ailleurs
contraint d’ajourner quelques parties de notre
travail, n'ayant pas entre les mains toutes les
pièces qu'il nous importait de consulter. Les
auteurs de l'Histoire littéraire de la France, qui
trouvaient partout des correspondants pleins de
zèle et de savoir, n'éprouvaient pas cet embar-
ras: mais, pour ce qui nous concerne, la biblio-
thèque du Mans ne possédant que le plus pelit
nombre des écrits imprimés ou manuscrits que
nous aurons à mentionner dans cet ouvrage, il
nous à bien fallu remettre à un autre temps
l'examen de ceux de ces écrits qui nous ont
été signalés en d’autres bibliothèques. Voilà pour-
quoi nous n'avons observé dans notre publica-
tion ni l'ordre chronologique, ni l’ordre alpha-
bétique, car les mêmes obstacles s’opposaient
à l’un et à l’autre. On appréciera, nous aimons
à le croire, que nous nous sommes donné une
tâche fort laborieuse, et que si nous n'avions pas
fait cette part aux difficultés qui s’offraient à nous
PRÉFACE. XVII
dés le début, il nous eût fallu renoncer à l’en-
treprise.
« Il y a beaucoup à dire sur ce titre : Histoire
litiéraire du Maine. Si nous devons épargner au
public des explications fastidieuses, il nous faut
cependant lui faire connaître en quelques mots le
plan que nous avons suivi. Nous n'avons pas
scrupuleusement respecté les limites de l'an-
cienne province du Maine, et cela pour divers
motifs. Devions-nous adopter la circonscription
civile ou la circonscription ecclésiastique ? Il v
avait à pour nous une difficulté fort grave. Adop-
ter la circonscription civile, c'était ne respecter
aucune tradition, c'était mettre hors de notre
catalogue une foule d'écrivains que la plupart des
annalistes ont considérés comme nés dans le
Maine, c'était modifier complétement la classifi-
cation des Bénédictins, celle d’Echard, celle de
Luc Wadding, celle des historiens de tous les
ordres religieux. Nous n'avons pas cru devoir
prendre cette résolution téméraire. Pouvions-nous
observer la circonscription diocésaine pour les
écrivains ecclésiastiques seulement, et ne faire
aucune mention des écrivains laïques nés dams le
diocèse, mais hors des limites de la circonscription
civile? Ce plan nous avait semblé, dès l’abord,
convenable; mais nous avons reconnu dans la
suite qu'il l'était peu : en effet, n’eût-on pas
XVIII HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
regardé comme une véritable lacune l’omission
volontaire de quelques écrivains considérables,
alors qu'il y aurait eu place, dans notre histoire,
pour d'humbles clercs nés dans les mêmes lieux ?
Cette lacune cüût été certainement signalée. Enfin,
pouvions-nous laisser de côté les écrivains nés
hors du Maine, à La Flèche, au Lude, et dans les
lieux environnants, qui, dépendant autrefois de
l'Anjou, sont compris aujourd’hui dans le dépar-
tement de la Sarthe? Nous ne le pouvions pas,
sans manquer à l'usage déjà consacré. Nous avons
donc pris un parti, qui, en nous imposant plus
de labeur, nous à paru du moins satisfaire à Loutes
les exigences ; nous avons admis au même titre,
dans cette Histoire littéraire du Maine, tous les
écrivains qui ont eu pour pays natal telle ville,
telle bourgade, dont, à diverses époques, le Mans
a été le chef-lieu administratif, soit pour le spiri-
tuel, soit pour le temporel.
« On comprend d’ailleurs, sans que nous ayons
besoin d’insister sur ce point, pour quels motifs
nous nous abstiendrons de parler des écrivains
qui n’ont pas encore fourni toute leur carrière,
ou de ceux-là même que l’on descendait hier dans
la tombe. La critique est toujours peu équitable à
l'égard des contemporains : elle pardonne trop à
ceux-ci, et à ceux-là trop peu. Cependant il se
rencontre quelques hommes qui, morts dans les
PRÉFACE. XIX
premières années de notre siècle, apparticnnent
déjà à l'histoire par leurs travaux ou par les évé-
nements dans lesquels ils ont joué un rôle notable :
nous croyons devoir leur réserver une place dans
cet ouvrage; mais en parlant de ces hommes, à
l'égard desquels nous avons entendu professer
des opinions bien diverses, nous aurons à cœur
de respecter toutes les convenances. On nous
jugerait mal, si l’on doutait de notre entière indé-
pendance, et si l'on croyait que nous faisons
moins état de la vérité que des exigences d’un
parti politique.
« Nous avions formé le dessein de présenter
dans cette sorte d’avant-propos quelques considé-
rations spéciales sur la province du Maine, sur les
phases diverses de son histoire littéraire ; mais,
après quelques réflexions, nous nous sommes
persuadé que cette dissertation préliminaire ne
pouvait être qu’un lieu commun. En effet, s'il
a été possible de déterminer l'individualité litté-
raire de certaines provinces de la France, en se
plaçant à un point de vue tout à fait exclusif, cette
individualités’effacequand on rapproche lesmêmes
faits d’autres faits contemporains. Dans l’origine
de notre littérature nationale, on peut, il est vrai,
signaler en quoi diffèrent les productions litté-
raires, les idées, les mœurs de quelques races
entre lesquelles il s'est fait encore peu de com-
XX HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
merce, peu de mélange : la langue des troubadours
n’est pas celle que parlent les trouvères, et, sur la
grande question théologique qui émeut tout le
neuvième siècle, l’opinion des conciles du Midi
est, nous le savons, tout à fait contraire à celle
que professent les conciles du Nord. Mais ces dif-
férences, si notables qu'elles soient, ne peuvent
nous occuper ici. En fait, nous ne voyons, dans
l'histoire littéraire du Maine, rien qui nous per-
mette d’'assigner un caractère particulier aux
écrivains de cette province, et il y a des trailés
généraux sur le développement de la littérature
française où l’on répond à toutes les questions qui
pourraient nous être adressées au sujet de nos
Manceaux. Nous devons donc nous épargner le
soin de répéter en d’autres termes ce qui a été dit
ailleurs et fort bien dit.
« Il n’y a de particulier à cette province que ce
qui concerne l’histoire de ses écoles publiques.
Quand nous avons rappelé combien les ordres
religieux avaient d'établissements dans la métro-
pole du diocèse, nous avons négligé de faire le
compte des maisons abbatiales ou conventuelles
qu'ils avaient fondées dans les villes moins consi-
dérables, dans les hameaux les plus modestes.
Nous aurons occasion, dans la suite de cet ouvrage,
de dire quelles étaient la plupart de ces fonda-
tions. Nous parlerons ici des écoles publiques.
PRÉFACE. XXI
Dés le vr* siècle, l’école d'’Anisole était florissante ;
Chilpéric I y envoyait son fils Mérovée : on
citait aussi, dans le même temps, comme une des
plus fameuses, l’école épiscopale de Saint-Pavin-
des-Champs, fondée par saint Bertrand. Celle-ci
devint plus célèbre encore au 1x° siècle, sous la
direction d’Aldric, et, au xr, elle avait pour pro-
fesseurs Ermenulphe, Robert le Grammairien,
Arnauld, Hildebert de Lavardin. L'Université
française s’est lentement conslituée : appelée à
devenir un jour la fille aînée de nos rois, c’est-à-
dire la première institution de l’État, elle n’a
longtemps été qu’un nom, comme la monarchie ;
on l’a vue, comme elle, étendre sa juridiction,
agrandir son domaine par des conquêtes succes-
sives. Les grandes écoles provinciales ont eu la
même fortune que tous les établissements de la
féodalité. Nous lisons dans la biographie de Gos-
win, contemporain et disciple d’Abélard, écrite
par R. Gibbon : «Ici les moissons viennent mieux,
« dit le poëte, ici les vignes ; dans les forêts
« sont les arbres qui portent le bois, dans les jar-
« dins les arbres qui portent les fruits ; dans les
« tavernes sont les vins écumants : à Paris sont
« les meilleurs des maîtres. » Vers le xrv° siècle,
c'est à Paris que Iles évêques fondent des colléges
où ils envoient les plus brillants élèves des écoles
diocésaines étudier la dialectique et les lettres
XXII HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE,.
profanes. En 1308, Guillaume Bonnet, fondateur
du collége de Bayeux, à Paris, accorde six bourses
dans son collége aux pauvres écoliers du Maine ;
en 1526, le cardinal Philippe de Luxembourg fait
construire de ses deniers, à Paris, le collége du
Mans. Cependant, quel qu'ait été le crédit des
écoles de Paris, surtout quand les ordres religieux
eurent pour la plupart établi dans cette ville leur
principal séminaire, il ne faut pas croire qu'’alors
même les écoles provinciales aient été suppri-
mées. Nous l'avons dit, avant l’ère des intérêts
matériels, on considérait l’enseignement des
lettres et des sciences morales comme une affaire
grave : la révolution de 1789 trouva dix grands
colléges en exercice sur le territoire actuel du
département de la Sarthe, et environ cent écoles
gratuites pour les garçons. Ces détails ne sont pas
sans intérêt.
« On est peut-être curieux de savoir quels sont
les ouvrages que nous avons consultés avec le
plus de profit, et, parmi les sources privées ou
publiques où nous avons puisé, lesquelles nous
ont le plus fourni. Nous allons donner à ce sujet
quelques explications.
« Nous avons dit, en ce qui concerne les biblio-
thèques des ordres religieux, que, dans la plu-
part, il y a des omissions, et, en effet, nous en
signalerons un assez grand nombre. Si fâcheuses
1
ee mm mt
PRÉFACE. XXIII
toutefois que puissent être ces lacunes, il est
encore vrai qu’en réunissant les bibliothèques des
différents ordres, celle des Jésuites par le P. Ale-
gambe, celle des frères Mineurs par Luc Wadding
et par Sbaraglia, celle des Capucins par Denys de
Gênes, celle des Bénédictins de Saint-Maur par
Dom Tassin, celle des frères Prêcheurs par
Echard, etc., etc., on se formerait la plus vaste et
la plus complète des collections bibliographiques.
Nous avons trouvé dans ces livres spéciaux les
plus utiles indications.
« Nous ne devons pas moins peut-être à la
Bibliothèque Française de La Croix du Maine,
annotée par La Monnovye, Falconnet et Rigoley de
Juvigny. Il faut bien se fier à La Croix du Maine
lorsqu'il parle des écrivains de son temps et de
son pays, et 1l nous en fait connaître beaucoup sur
lesquels nous ne trouvons ailleurs aucun autre
renseignement; ceux qu'il nous fournit sont
d'autant plus précieux qu’il mentionne beaucoup
de manuscrits perdus aujourd’hui. Une mort trop
prompte ne lui a pas permis de mettre à exécution
tous les plans qu'il avait conçus, et qui avaient
presque tous pour objet l’histoire du Maine; de
ces ouvrages projetés, celui que nous regrettons
davantage est sa Bibliothèque Latine. Celle de
Du Verdier est fort incomplète, et La Croix du
Maine avait tant à cœur de bien parler des gens
XXIV HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de sa province, qu'il nous eût indiqué pareille-
ment beaucoup d'ouvrages latins dont nous igno-
rons aujourd'hui même les titres. Exprimons
encore un regret. Du Verdier, dans sa Bibliothèque
Française, a peut-être prodigué les citations. La
. Croix du Maine ne cite jamais, et 1l nous faudra
bien souvent accepter sans pièces justificatives
l'opinion flatteuse qu'il a exprimée sur le mérite
littéraire de ses amis.
« En 1666, G. Blondeau publia sous le titre de :
Portraits des honvmes illustres de la province du
Maine, un catalogue de soixante auteurs et trois
notices particulières sur Ambroise Loré, Glapion
et Le Barbier de Francour. L'ouvrage de Blondeau
est resté inachevé, et l’on peut y signaler
d'étranges lacunes.
« Nous n’omettrons pas, dans la liste des biblio-
graphes envers lesquels nous avons contracté des
obligations plus ou moins considérables, le docte
Jean Liron, bénédictin de la congrégation de
Saint-Maur. Né à Chartres, en 1665, Jean Liron
passa dans la ville du Mans les dernières années
de sa vie, et y mourut le {% juillet 1748. On
trouve un certain nombre d'illustres enfants du
Maine parnii les érudits dont il a parlé dans ses
Singularités historiques et littéraires, et les notices
qu'il leur a consacrées sont pour la plupart pleines
d'intérêt. En outre, il a publié, dans l’Almanach
PRÉFACE. XXV
Manceau de 1728, un catalogue des écrivains
nés dans le diocèse du Mans. Ce catalogue a été
reproduit, avec quelques additions, dans l’Alma-
nach des années 1767, 1768 et 1769; les biogra-
phies fort sommaires, que l’on peut lire dans les
Annuaires du département de la Sarthe de 1806 et
de 1807, contiennent quelques détails nouveaux
sur les mêmes écrivains, mais Jean Liron avait
épargné à son commentateur les plus laborieuses
recherches. Ces divers catalogues sont incom-
plets; nousne pouvions les adopter comme exacts
et les suivre avec confiance.
« Les recherches de Jean Liron ont été fort
utiles à l’abbé Gilles Négrier de La Crochar-
dière, curé de René, près Beaumont, mort
en 1748. Cet abbé s’est occupé dans ses loisirs à
rassembler les diverses notices concernant les
écrivains, les peintres, les sculpteurs, les musi-
ciens nés dans le Maine, qui se trouvaient dans
les dictionnaires usuels, dans les grands ouvrages
de bibliographie et dans quelques recueils spé-
claux. Cette compilation n’a pas été publiée ; elle
existe manuscrite à la bibliothèque du Mans, en
un volume in-4°, de 400 pages environ. L'abbé
de La Crochardière n'avait pas de critique et avait
peu de savoir ; il insérait au jour le jour dans son
volume tous les articles qu’il rencontrait ici et là,
sans s’inquiéter du reste ; comme il affirmait tou-
1**
se
CA nt à:
HT nn done mt ns A RS EE, 7
XXVI HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
jours sur la foi d'autrui, il a pu raconter les mêmes
faits très-diversement, et nous transmettre sur
les mêmes hommes les jugements les plus oppo-
_sés, sans qu’on puisse l’accuser d’une seule con-
tradiction. Il a fait, disons-nous, beaucoup d’'em-
prunts aux Singularités historiques el littéraires
de Jean Liron ; on retrouve aussi dans son recueil
un certain nombre de notices extraites du supplé-
ment au Dictionnaire historique de Moréri, par
l'abbé Goujet. Pour restituer à chacun ce qui lui
appartient dans ce manuscrit, ajoutons que
l'abbé de La Crochardière avait entre les mains
la seconde partie de l'Histoire de Sablé, par Gilles
Ménage.
«En 1777, l'abbé Le Paige, de La Suze, cha-
noine de l’église du Mans, publia son Dictionnaire
topographique, historique, généalogique et biblio-
graphique de la province et du diocése du Maine. Ge
livre est aujourd’hui plein d'intérêt; cependant Le
Paige a beaucoup négligé certaines parties de son
Dictionnaire : il a notamment oublié beaucoup
d'écrivains, et, pour ce qui concerne ceux dont il
parle, le catalogue qu'il donne de leurs ouvrages
est presque toujours inexaci.
« L'insuffisance reconnue de ces divers écrits
engagea plus tard un docte chanoine régulier du
diocèse de Châlons à entreprendre sur le même
sujet des études plus sérieuses. Toutes les pro-
PRÉFACE. XXVII
vinces, ou du moins la plupart d’entre elles, pos-
sédaient leur histoire littéraire ; Ansart voulut
écrire celle du Maine, et, dans ce dessein, il
consulta, nous assure-t-il, « un nombre infini de
« manuscrits et d'imprimés ; » mais de sa Biblio-
thèque littéraire du Maine, qui ne devait pas occu-
per moins de huit volumes in-8°, un seul a été
publié, en 1784, et l’on ignore ce que sont deve-
nues les notes qu'il avait recueillies. Il y a lieu de
regretter la perte des manuscrits d'Ansart, car, si
l'on peut signaler, dans le volume que nous avons
entre les mains, quelques fautes graves, si l’on
ne peut louer ni la méthode ni le style de l’écri-
vain, on doit reconnaitre qu'il ‘avait fait de très-
consciencieuses recherches, et qu'on n'a pas
beaucoup d'erreurs à corriger dans la partie bio-
graphique de ses notices.
« Nous avons encore trouvé lus d’un utile
renseignement dans le catalogue méthodique de
la bibliothèque des religieux de Saint-Vincent.
Cet immense ouvrage, qui est resté manuscrit, el
que possède aujourd'hui la bibliothèque publique
de la ville du Mans, a pour titre : Concordantia
bibliothecæ abbatiæ regularis S. Vincentii apud
Cenomanos, et Speculum sive Systema scientiarum.
Nous dirons d’abord quelques mots du vénérable
bénédictin auteur de ce catalogue, Dom de Gennes.
H était de Vitré, en Bretagne, et avait, dit-on,
XXVIII HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
trois frères ; l'un, prêtre de l'Oratoire, janséniste
avoué, qui, professeur de théologie à Saumur, fut
censuré par l'évêque d'Angers, et se signala dans
son parti par les plus ardentes apologies des con-
vulsionnaires. Ses deux autres frères s'étaient fait
admettre chez les Jésuites, et l’un d’eux combattit
le jansénisme avec beaucoup de zèle. Quant à
notre bénédictin, il ne tomba dans aucun excès,
et n’attira sur sa tête aucune réprimande, mais il
nous à laissé plus d’un témoignage de ses sym-
pathies pour la cause de l’évêque d’Ypres. Pen-
dant environ quarante années, il remplit les
fonctions de bibliothécaire chez les religieux de
Saint-Vincent, et telle était son affection pour les
livres confiés à sa tutelle, qu'on ne pouvait l’en
séparer. Quoique la bibliothèque de Saint-Vincent
ne possédât pas moins de 25,000 volumes, il les a
‘ tous lus et décrits; de plus, il a fait des tables
particulières pour tous ces volumes d'œuvres
mêlées, qui sont, dans la plupart des biblio-
thèques, un gouffre dont les ténébres épou-
vantent et désespèrent les plus courageux explo-
rateurs. Mais son œuvre principale, c’est l'immense
catalogue de Saint-Vincent, en neuf volumes in-
folio, écrits de sa main de la première à la der-
nière page. Il ne faut pas chercher dans ce cata-
logue quelque notable infraction à la méthode
traditionnelle ; l’auteur ne s’est pas proposé de
PRÉFACE. XXIX
classer les sciences dans un ordre nouveau, et
quand il a d’une façon quelconque modifié l'ar-
rangement adopté par les anciens bibliographes, il
ne l’a pas fait avec bonheur. Mais ce qu'il y a de
vraiment prodigieux dans cette œuvre de qua-
rante années, c'est le détail. Dom de Gennes a
multiplié les subdivisions dans toutes les parties
de son catalogue ; il a consacré un chapitre spé-
cial, non-seulement à toutes les sciences, mais en
quelque sorte à toutes les questions scientifiques,
et il a inscrit sous des titres particuliers, outre les
grands traités, les monographies dispersées dans
les œuvres des polygraphes, et les dissertations
critiques qui ont eu ces monographies pour objet;
il a analysé les vastes collections, les journaux
littéraires, les dictionnaires les mieux famés : il a
disséqué, si l’on peut ainsi parler, tous les ouvra-
ges de quelque valeur qui appartemaicnt au fonds
de Saint-Vincent, pour mentionner les divers cha-
pitres de ces ouvrages, suivant la malière qu'ils
concernent. Voulez-vous savoir ce qu'ont pensé
les auteurs sur tel ou tel point de la théologie
morale, ce qu'ont décrété les conciles sur tel ou
tel article de la discipline ou de la liturgie ? Dom
de Gennes vous renvoie au chapitre, à la page
qui vous intéresse, soit dans la grande bibliothé-
que des Pères, soit dans le vaste recueil des con-
ciles. Pour toutes les thèses doctrinales qu’il vous
Le
XXX HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
plait de traiter, son catalogue vous fournit des
ressources imprévues, et l’on y trouve encore des
renseignements fort utiles, que l’on chercherait
vainement ailleurs, sur les ouvrages des écrivains
nés dans le Maine. Dom de Gennes a vécu dans
un temps où l'Église était fort agitée par les con-
testations qui s’élevaient tantôt entre les divers
ordres religieux, tantôt entre ceux-ci et le clergé
séculier, et où les parties belligérantes s’adres-
saient réciproquement de nombreux cartels sous
la forme de pamphlets anonymes. Notre savant
bénédictin, qui ne pouvait rester étranger à tous
ces débats, a pris soin de nous faire connaître les
auteurs de la plupart de ces factums, et l’on pour-
rait, avec son catalogue, fournir de nombreuses
additions au Dictionnaire de Barbier. Dom de
Gennes a fait encore de curieuses recherches et
laissé des notes fort estimables sur le pays natal
des auteurs, sur le temps où ils ont vécu, sur leur
condition religieuse ou civile. Nous avons plus
d’une fois consulté ces notes, qui nous ont
fourni des indications précieuses. Nous ne pou-
vons terminer cette brève notice sur Dom de
Gennes, sans rapporter un fait qui est resté dans
la mémoire de quelques personnes de cette ville.
Quand les moines de l’abbaye de Saint-Vincent
apprirent que l’Assemblée nationale venait de
supprimer les bibliothèques conventuelles, et
PRÉFACE. XXXI
d'attribuer aux municipalités la possession de
tous les objets provenant de ces dépôts, ils for-
mérent le projet de se partager les livres de l’ab-
baye et de fuir avec ce butin. Dom de Gennes,
informé de leur complot, leur résista avec la plus
courageuse, avec la plus louable énergie, et s’em-
pressa d'aller remettre à la municipalité les clefs
de sa bibliothèque, voulant du moins sauver du
pillage ces richesses dont il ne devait plus jouir.
On raconte qu'ayant ensuite pris une part plus
ou moins active à la guerre civile, Dom de Gennes
fut une des tristes victimes de Carrier, et périt
dans les eaux de la Loire.
« Nous mentionnerons encore quelques notices
publiées par l'abbé Ledru dans la Biographie uni-
verselle de Michaud et dans les Annuaires du
département de la Sarthe, de l’année 1818 à l'an-
néc 1823. Le mérite de ces notices est contesla-
ble, et nous leur devons peu. La Bibliographie de
MM. N. Desportes et Pesche nous eût été plus
utile sans doute, si ce grand travail n'était pas
encore en quelque sorte inédit. Enfin, nous ne
pouvons omettre de désigner, parmi les ouvrages
que nous avons consultés, l'Esquaisse sur l'histoire
scientifique, littéraire et artistique du Maine, lue
par M. N. V. Houdbert au Congrès assemblé dans
la ville du Mans au mois de septembre 1839. Ce
travail consciencicux et bien ordonné ne peut
EE ne me he Rnb. in ins Sr de on men tes, Ge 5 SG RE ÉÉRS GR
XXXII HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
servir de manuel bibliographique, mais il se
recommande par une critique sage, tolérante,
éclairée. »
En relisant aujourd'hui ces pages depuis si
longtemps écrites, nous n’éprouvons pas le besoin
d'y faire de notables changements : ce qu'il y a de
plus vif ne nous parait pas l'être plus qu’il ne con-
vient.
Oui, la recherche trop ardente du bien-être et
de toutes les satisfactions, de toutes les jouis-
sances que la richesse procure, a, depuis vingt-
cinq ans, causé beaucoup de mal dans notre pays,
et l’on a moins à s’applaudir de sa prospérité
matérielle qu’à s’affliger de sa déchéance morale.
Ainsi nos tristes prévisions ont été justifiées.
Espérons maintenant une réaction salutaire. Elle
a tardé beaucoup à s’annoncer, mais enfin elle
s'annonce et peut-être vivrons-nous encore assez
pour voir de nouveau reconnaitre les droits
anciens, l'empire légitime de l'esprit.
Si nous retranchons peu de mots à l’ancienne
préface de ce livre, il nous faut l’augmenter de
quelques explications nécessaires. Depuis l’an-
née 1843, il nous est venu dans les mains bien
des volumes, soit imprimés, soit manuscrits, où
nous avons trouvé des documents nouveaux sur
nos écrivains du Maine. Ces découvertes nous ont
PRÉFACE. XXX111
inspiré le dessein de corriger notre livre et de le
représenter au public avec moins de lacunes et
d'imperfections. Cette seconde édition doit donc
beaucoup différer de la première.
Nous aimons à nous persuader que l’on appré-
ciera ces différences et qu'il est inutile de les
signaler davantage. Aussi bien on remarquera
que nous avons, dans cette nouvelle édition,
rangé suivant l’ordre alphabétique les notices
plus nombreuses ou plus étendues qui la com-
posent. En effet, notre enquête est achevée, notre
livre est fini. Désormais on nous corrigera ; nous
ne nous corrigerons plus.
HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE
ACHARD
AcHarD, maître Achard, abbé de Saint-Victor, puis
évêque d'Avranches, est un des écrivains renommés
du xu° siècle. Cependant les historiens qui racontent
sa vie font voir par leurs dissentiments qu’elle est peu
connue, et ce qu'ils disent de ses ouvrages est plus
confus encore et plus discordant. On propose d'abord
des opinions très-différentes sur le lieu de sa nais-
sance. D'un côté les bibliographes anglais, Boston de
Bury, Leland et Jean Pits (1) le font naître dans le
Northumberland, et ils ajoutent qu'il fit profession de
suivre la règle de Saint-Augustin dans l'abbaye de
Bridlington, au comté d'York. C’est ce que répète
fidèlement Egasse Du Boulay (2). Mais Gérard Woss et
Fabricius, ayant sans doute lu sans attention la courte
notice de Jean Pits, ont pris Bridlington pour le lieu
(4) Pitscus, De illustr. Angl. script., ad ann. 1162.
(2) Hist. univers. Parts, t. II, p. 715.
9 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
natal de maître Achard (1). Voici maintenant d’autres
historiens qui le réclament pour la France. Suivant
Claude Malingre (2), Jacques Du Breul (3) et les
frères de Sainte-Marthe (4), issu d'une noble famille
normande, il est né dans le vicomté de Domfront, au
Passais, diocèse du Mans. Ces divers témoignages ont
d'autant plus embarrassé les critiques modernes qu'ils
n'ont rien trouvé pour confirmer les uns ou les autres.
Suivant Chauffepié (5), l'origine de toutes ces contra-
dictions est que l'archidiaconé de Passais, au pays
normand, appartenait alors au roi d'Angleterre : ainsi,
né sur le sol français, Achard aurait été sujet anglais.
Quoique cette explication ne lève pas tous les doutes,
Brial (6) paraît l'avoir acceptée, puisqu'il a mis
Achard au nombre des écrivains de la France. Nous
ferons comme lui.
Il n’est pas non plus très-bien établi qu'Achard ait
fait profession au monastère de Bridlington, mais il
est vraisemblable qu'il faut le compter parmi les pre-
miers religieux de l'abbaye de Saint-Victor, à Paris.
Cependant, on ne peut dire, avec Brial, qu'il y fut con-
disciple du plus glorieux docteur de cette maison,
(1) G. Vossius, De Hist. lal., lib. II. c. 52. — Fabricius,
Biblioth. med. et infim. lalin.,t. 1, p. 5.
(2) Antiquités de Paris, p. 448.
(3) Théâtre des Antiq. de Paris, p. 409.
(4) Gallia Christiana, édit. vet., t. IV, col. 925.
(8) Diclionnaire,, au mot Achard.
(6) Histoire lil. de la France, t. XII, p. 453.
ACHARD. 3
Hugues de Saint-Victor. En effet, la preuve que
Brial en donne ne vaut rien. Deux passages de quel-
ques Notes ou Questions sur les Epiîtres de saint Paul,
insérées dans le tome I des OEuvres de Hugues, nous
offrent le nom de « maitre Achard; » l’annotateur,
invoquant l'autorité de ce maître, s'exprime ainsi :
« Secundum magistrum Acardum; quod a magistro
« Acardo accepimus. » Or, si ces phrases se rappor-
tent, comme l'a supposé Brial, à maître Achard de
Saint-Victor, qui doit mourir évêque d'Avranches
en 41714, elles ne sont pas de son confrère Hugues,
mort au plus tard dans les premiers mois de l'année
1141 ; jamais, au moyen âge, un ancien ne parlait avec
un tel respect d'un contemporain plus jeune que lui,
et nous croyons avoir démontré dans une dissertation
particulière que l'illustre chef de l’école de Saint-
Victor n'est l’auteur ni des Notes sur saint Paul, ni de
divers autres écrits publiés sous son nom (1).
Ainsi tout ce qu on raconte sur les premiers temps
de la vie de maître Achard est incertain : il ne parait
pas dans l'histoire authentique avant l'année 1155 ;
mais Gilduin, abbé de Saint-Victor, étant mort le
43 avril de cette année, nous savons que sur-le-champ
Achard fut appelé par ses confrères à le remplacer. « Ils
« ne furent pas, selon Brial, trompés dans leur
(4) Hugues de S. Victor; nouvel examen de l'édition de se
Œuvres ; 1859, in-8.
I | D
4 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« choix, » le nouvel abbé devant se montrer constam-
ment attentif à maintenir les choses dans le bon état
où il les avait trouvées. C’est une assertion très-hono-
rable pour maitre Achard, et que très-volontiers nous
croyons vraie; cependant il n'existe pas de témoi-
gnage ancien qui la justifie. On ne connait rien de
l'administration abbatiale d’Achard, si ce n’est qu’il
obtint deux lettres du pape Adrien IV : l’une en
faveur de deux églises, l’autre relative à des usurpa-
tions commises par des personnes laïques sur les reve-
nus de quelques paroisses comprises dans le domaine
de Saint-Victor. |
En 1157, il fut appelé par le clergé de Séez au
gouvernement de ce diocèse, après la mort de l'évêque
Girard; mais Henri IL, roi d'Angleterre, ne voulut pas
ratifier cette élection, par ce seul motif, dit Thomas
de Cantorbéry, qu'Adrien IV l'avait pour agréable, et
avait recommandé l'abbé de Saint-Victor aux suffrages
du clergé. Quatre ans après, la mort d'Herbert ayant
rendu vacant l'évêché d'Avranches, sa succession fut
offerte à maitre Achard.
Comme le pape n'avait pas, en cette occasion, ma-
nifesté de préférence en sa faveur, le roi d'Angleterre
ne lui fit aucune opposition (1), et, le 27 mars de
l'année 1161 (2), il fut établi sur le siége épiscopal
(4) Thomas Cantuar., Epist., p. 648.
(2) Dom Bessin, Concilia Rhotomagensis provinciæ, part. II,
de Episcop. Abrinc. — Gallia Chrisliana, t. XI. col. 481.
ACHARD. 5
d'Avranches. Louis VIT ne paraît pas avoir appris sans
quelque déplaisir une promotion qui privait le monas-
tère de Saint-Victor de son docte abbé, pour lui confier
l'administration ecclésiastique et civile d'une terre
anglaise. On peut apprécier quels furent ses sentiments
à cet égard dans une lettre publiée par Martène (1),
par Casimir Oudin et par les auteurs du Gallia
Christiana (2).
L'année même de son installation, Achard, évêque
d'Avranches, et Robert, abbé du Mont-Saint-Michel,
présentèrent sur les fonts de baptême Aliénor, fille du
roi d'Angleterre, qui reçut l'ablution canonique, en la
ville de Domfront, des mains du cardinal Henri, légat
du pape : c'était, pour notre prélat, un insigne hon-
neur. En 1165, il assistait à une assemblée tenue à
Lillebone, où furent résolues diverses questions concer-
nant l'administration civile de la province. Nous
lisons dans la notice de Brial : « Achard conserva,
« sur le siége épiscopal, l'esprit de son premier
« état, et, autant que ses nouvelles obligations le lui
« permirent, les mêmes observances qu'il avait prati-
« quées à Saint-Victor. Il y a de l'apparence que ce
« fut lui qui introduisit ou rétablit la vie commune et
« régulière dans la cathédrale d'Avranches, car cette
« église est citée, depuis Achard, parmi celles qui,
(1) Martène, Ampliss. Collect., t. VI, col. 232.
(2) T. VII, col. 666.
ci _. - 5 +
+ se A ee in - _
6 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« conformément aux canons, embrassèrent, au xu° siè-
« cle, cette manière de vivre. »
Achard mourut dans sa ville épiscopale, le
29 mai 4171. Son corps fut inhumé dans l'église des
Prémontrés de La Luzerne, dont il avait été un des
bienfaiteurs, et cette épitaphe fut gravée sur sa tombe :
Præsul Abrincensis, famosus doctor Achardus,
Hic jacet, ut terræ restituatur humus.
Gratia cœlestis dedit 1lli dona sophiæ
Et præfecit eum digniter ecclesiæ.
Plurima nunc sileo bona facta suæ pietatis,
Quæ satis audita. visa fuere satis.
Abbas ipse fuit Sancti Victoris in æde
Et complevit opus, moribus, ore, pede.
Exuvis ejus domus est hæc nobilitata ;
Desuper est nobis gratia tanta data.
Ergo pater tantus, fidei jurisque patronus,
Pastoralis erat cujus in ore sonus,
Gaudia divinæ contempletur faciei
Pontificisque boni mansio detur ei (4).
Robert Ceneau, qui fut, à son tour, au xvi° siècle,
évêque d'Avranches, a fait pour maître Achard une
autre épitaphe, qui est plus prétentieuse, sans être
beaucoup plus correcte que l'ancienne :
Anglia me genuit, docuit me Gallia, legis
Doctorem tenuit illa patremque gregis.
Pontificem faciens fecit Normannia finem.
Hæc tulit, extulit hæc, abstulit hæc hominem.
(1) Neustria pia, p. 796.
1
ACHARD.
On peut lire quelques autres vers à sa louange dans
le Théâtre des Antiquités de Du Breul, et dans l'His-'
toire de l'Université d'Egasse Du Boulay (1). L’histo-
rien Jean de Saint-Victor, qui vivait dans les premières
années du xiv® siècle, le compte parmi les docteurs
de sa robe qui ont le plus fait admirer et leur savoir
et leur mérite (2). Nous doutons cependant que maitre
Achard ait été, comme le rapporte Gabriel Pennot,
placé par ses confrères au nombre des bienheureux (3).
Cette tradition doit être, sous une autre forme, celle
que Jacques Du Breul a tirée d'une méchante compi-
lation de Ceneau, et comme il s’agit d'une église bâtie
par le comte Robert, prétendu fils de Rollon, en
l'honneur de saint Pierre et de saint Achard, la mé-
prise de Jacques Du Breul est assez grossière. En cffet,
le comte Robert dont parle Ceneau vécut au moins un
siècle avant notre évêque d'Avranches, et, s'il a dédié
(4) Du Breul, livr. cité. — Du Boulay, Hist. univ. Paris.,
t. I, p. 300.
(2) Joan. a S. Vict. Memoriale, cod. Victor. 1013, fol. 298 :
«Clarebat circa hoc tempus ordo canonicus S. Victoris Parisien-
sis, celebrisque fama per orbem habebatur, præcipue propter
famosas quasdam et insignes personas moribus et scieutiis orna-
tas, quas in diversis diversarum mundi partium ecclesiis sparsit,
velut vitis fecunda palmites proferens transplantandas. Hoc
enim tempore fuerant ibidem accepli canonici professi prælati
in ecclesia Romana cardinales, magister ivo cardinalis et domaus
Hugo episcopus Tusculanus, magister Achardus episcopus
Abrincensis...»
(3) Generalis totius sacri ord. Cleric. can. Hist., part. 2,
C. 37, n. 2.
8 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
quelque autel à saint Achard, c’est en mémoire d’un
autre Achard, abbé de Jumiéges au vn* siècle, qu'on
vénèrce le 45 septembre.
Des écrits d'Achard, deux lettres seulement, très-
courtes l'une et l’autre, ont été imprimées. La pre-
mière, publiée par Du Chesne (4) et par Martène (2),
est adressée au roi d'Angleterre, Henri II; Achard
réclame son intervention contre un des ministres de
son église, qui s'obstine à ne pas restituer un dépôt
d'argent ; la seconde, également publiée par Mar-
tène (8), paraît se rapporter au même objet; elle est
à l'adresse d'Arnoul, évêque de Lisieux. Achard
écrivit ces deux lettres lorsqu'il était abbé de Saint-
Victor.
Venons maintenant aux ouvrages inédits de notre
docteur. Il existait à Clairvaux, selon Casimir Oudin,
un recueil de ses Sermons (4). Le témoignage de ce
bibliographe inspire à bon droit peu de confiance.
Cependant il dit ici la vérité; le volume de Clairvaux
qu'il désigne est aujourd'hui dans la bibliothèque de
Troyes, sous le numéro 259, et il contient huit ser-
mons d'Achard de Saint-Victor (5). Mais nous ne serons
pas longtemps d'accord avec Oudin. Le premier des
(4) Scriptor. rerum Franc., 1. IV, p. 762.
(2) Ampliss. Collectio, 1. VI, col. 231.
(3) Ibid.
(4) Comment. de script. eccles., 1. U, col. 1229.
(5) Catalog. général des man. des départ... I.
ACHARD. )
sermons que nous offre le volume de Troyes com-
mençant par Ductus est Jesus in desertum a Spiritu,
Oudin se trompe lorsqu'il le distingue d'un opuscule
ou traité sur la Tentation du Christ, De tentatione
Christi, qu'il signale dans un manuscrit de Saint-
Victor. Ce manuscrit de Saint-Victor est sous nos
yeux, il porte le numéro 944 parmi les volumes de
cette abbaye que possède aujourd'hui la Bibliothèque
impériale, et l'on y trouve simplement le premier
sermon du manuscrit de Troyes, sous un titre, il est
vrai, différent. Ce n’est pas toutefois le titre donné
par Casimir Oudin, De tentatione Christi, que nous
offre le manuscrit de Saint-Victor ; ce n'est pas non
plus cet autre titre, De l’abnegation de soi même,
emprunté par Brial au chanoine Simon Gourdan
qui a fait du même sermon, au commencement du
xviné siècle, une traduction encore inédite (1). Le
ütre plus obscur du manuscrit de Saint-Victor est
Tractatus de septem desertis. Les sept déserts où
notre docteur conduit successivement l'âme du chré-
tien qu'il catéchise sont, en effet, les sept étapes de
l'abnégation évangélique. Mais il suffit de changer
un titre pour ouvrir la porte à beaucoup d'erreurs.
Ainsi Fabricius rencontrant, sous le nom d'Achard de
Saint-Victor, dans le catalogue de Montfaucon (2), le
(1) Hist. liliér. de la France, t. XUL, p. 455.
(2) Biblotheca biblioth., p. 1299.
10 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
sermon ou traité De septem desertis, et ne le voyant
pas attribué par Oudin à notre cèlèbre chanoine, a
pensé que Montfaucon avait commis une méprise, et,
pour la corriger, a de son chef assigné cet ouvrage à
un autre Achard, moine cistercien, maitre des novices
à l’abbaye de Clairvaux (4); ainsi M. Daunou, tra-
duisant sans aucune défiance la courte notice de
Fabricius, a mentionné, dans le tome XIII de l'Histoire
litteraire, page 411, sous le nom de cet Achard
de Clairvaux, l'opuscule analysé par Brial dans le
même volume, page 445, sous le nom d’Achard de
Saint-Victor.
Ces explications données, il reste acquis que l'on a
conservé huit sermons d'Achard, et qu'ils se trouvent
dans le numéro 259 de la bibliothèque de Troyes.
Ajoutons que si la Bibliothèque impériale n’a qu'un
seul de ces huit sermons et le Musée britannique
un autre (2), la bibliothèque de Saint-Omer en a
quatre (3), et qu'on doit avoir en d'autres lieux d’au-
tres copies des mêmes sermons. M. Coxe n’en signale
aucune dans les diverses bibliothèques d'Oxford ; mais
on retrouvera sans doute en France ou en Belgique
celles qui ont été vues par Montfaucon à Vauclair et
par Sander à Dunes (4).
(4) Biblioth. med. et infim. latin., p. 5.
2 L do of the Harleian man. inthe Bristish Museum,
. HE, p. 4.
(3) Catalogue génér. des man. des départ., t. TI, p. 104.
(4) Biblioth. man. Belgii, p. 179,
ACHARD. 41
À la liste des écrits authentiques d’Achard de Saint-
Victor il faut ajouter un traité sur la Trinité, De Tri-
nilate, inconnu, suivant Brial, à Casimir Oudin
et aux autres bibliographes. Il est vrai qu'Oudin et
Chauffepié ne font pas mention de ce traité; mais
Jean Pits, Du Boulay, Du Breul et Ansart en avaient
parlé. Du Breul avait même reproduit, avant Brial, la
citation qu'en a faite Jean de Cornouaille dans son
Eulogium. Quoi qu'il en soit, ce traité parait perdu.
Nous avons maintenant à parler de quelques écrits
attribués à notre chanoine, ou par simple conjecture
ou par inadvertance.
Un opuscule intitulé De la Distinction de l'âme et
du corps, De discretione (1) animæ et spiritus, qui
commence par ces mots : Substanlia interior que
una cum corpore consliturit hominem, secundum varia
ipsius exercihia, est inscrit au catalogue des œuvres
de maître Achard par Oudin et Brial, d'après un ma-
nuscrit du collége de Saint-Benoit à Cambridge. Cette
attribution est au moins douteuse. D'abord nous cher-
chons vainement le nom d’Achard à la table des Cata-
logues publiés à Oxford en 1697 (2), où pourtant est
le détail des volumes conservés soit à l’université de
Cambridge, soit au collége de Saint-Benoît. Ensuite,
dans le seul exemplaire de cet ouvrage que possède la
(4) Casimir Oudin et Brial écrivent : De divisione animæ
el spirilus ; mais à tort.
(2) Calalogi librorum manuscripl. Angliæ et Hibernicæ.
2*
12 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Bibliothèque impériale, num. 522 de Saint-Victor,
le nom de l'auteur est simplement désigné par la
lettre À, et le rédacteur du plus ancien catalogue de
cette abbaye interprète cette lettre À non par Achard
mais par Adam. C'est l'interprétation admise par Jean
de Toulouse dans ses Annales, rédigées vers le milieu
du xvu® siècle, ct, en conséquence, sur la foi de Jean
de Toulouse, M. Léon Gautier réclame cet opuscule
pour Adam de Saint-Victor (1). La prudence nous
conseille d'hésiter entre Adam et Achard de Saint-
Victor, et d’autres Adam, d'autres Achard, d'autres
mystiques du mème âge, inscrits par Fabricius et par
Ducange à la lettre A. Vouloir distinguer l'âme de
l'esprit, c'est poursuivre une chimère, ct, si c'est
notre Achard qui a formé cette entreprise, nous ne
l'en félicitons pas.
Avec plus de certitude nous disons qu'il n'a pas com-
posé ce Soliloque, Soliloquium de instructione anime,
dont quelques-uns, selon Brial, veulent qu'il soit
l'auteur. Cet opuscule nous est otfert par le n° 2921
de la Bibliothèque impériale, et par le n° 1229
de la bibliothèque de Bruxelles, sous le nom d'Adam
de Saint-Victor ; il est sous le nom d'Adam de
Rewley, cistercien écossais, dans le n° 3614 de Saint-
Omer, et c'est à ce docteur moins renommé que
Pits l’attribue; il est sous le nom d'un certain Adam,
(1) Œuvres poéliques d'Adam de S. Viclor, p. 116.
ACHARD. : 43
sans autre désignation, per quemdam Adamum, dans
la bibliothèque Cottonienne (1), et il a été publié par
Bernard Pez (2), sous le nom d'Adam de Prémontré.
Dans aucun des manuscrits auxquels on nous renvoic
nous ne trouvons ce Soliloque sous le nom d'Achard.
Enfin Pits et Woss ont commis une erreur en reven-
diquant pour notre victorin une Vie de saint Gescelin
ou Scotselin, publiée par les Bollandistes à la date du
6 août. Cette pieuse biographie est du maitre des
novices à l'abbaye de Clairvaux.
On ne s'explique done pas la grande renommée
d'Achard de Saint-Victor par le nombre de ses écrits
conservés. Ils sont, en effet, peu nombreux. Est-ce
par la nouveauté de sa doctrine? Nous trouvons sa
doctrine tout entière dans son sermon De septem
desertis, qui parait avoir été plus estimé que les autres
puisqu'il a été plus souvent copié, et nous sommes en
mesure d'aftirmer que cette doctrine n'est pas nouvelle.
C'est la doctrine de son école, de sa maison de Saint-
Victor, ct nous dirions presque, au xn° siècle, de sa
robe. Hugues l'avait, quelques années auparavant,
amplement exposée, sous les formes les plus diverses,
et, quand Achard était abbé de Saint-Victor, le prieur
de la maison, illustre Richard, l'enseignait aux
novices. C'est le mépris de la raison professé dans l’in-
(4) Catalogi librorum manuscript. Angliæ et Hibernie :
Biblioth. Cotton., p. 32.
(2) Thesaur. Anecd., 1. E, part. 2, p. 336.
*
14 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
térèt de la foi; c'est ce mysticisme logique dont on élève
à la plus grande hauteur le fragile édifice sur un amas
de ruines faites par un scepticisme déloyal. Il y en a
eu, il y en aura dans tous les temps de ces faux scep-
tiques. La doctrine d'Achard n'est done pas, disons-
nous, originale ; mais ses contemporains, ses confrères,
l'ont trouvé peut-être vif, ingénieux, éloquent, dans
sa manière d'argumenter contre les maîtres des écoles
rivales, et peut-être doit-il à son talent cette renom-
méc qu'il ne doit pas assurément à la nouveauté de ses
opinions. Qu'on en juge.
Achard interroge d’abord la raison sur la nature
des choses qui ne sont pas de ce monde, et lui pose ces
questions :
« Comment l’âme sort-elle du corps ? Sortie du corps
où va-t-elle? Est-elle emportée, est-elle conduite par
quelque divin messager? S'élève-t-elle à travers l’es-
pace par sa légèreté propre et de son propre essor ? Com-
ment comparaît-elle devant la face de Dieu, comment le
voit-elle, comment voit-elle les anges, comment se voit-
elle elle-même, comment voit-elle les autres âmes, et
les bienheureuses et les misérables? Comment, privée
des sens du corps, perçoit-elle les choses corporelles?
Quelle est sa manière de voler en la compagnie des anges”?
Quel est son mode de perfectionnement jusqu’au juge-
ment dernier ? Ce sont là des questions que chacun fait.
Mais qui peut y répondre? Personne (1). »
(4) Cod. Viet. 944, fol. 170, verso. « Qualiter anima egrediatur
a corpore, et qua et quo, el egressa a corpore quo vadat, et
ACHARD. 45
A de telles questions la raison n'a point, en effet,
de réponse. Elle essayera, nous le savons, de justifier,
même sur ce point, sa compétence : une partie COnsi-
dérable de la Somme de saint Thomas n'a pas d'autre
objet. Mais nous savons aussi quelle est la vanité des
chimères que se fait la raison travaillant sur des énig-
mes. Avant de prétendre expliquer ce que devient
l'âme séparée du corps, la raison est dans l'obligation
de définir la substance même de l'âme, et c’est une
définition qu'elle cherchera jusqu'à ce qu'elle renonce
à la trouver. |
Descendant ensuite de la patrie des nuages, Achard
se propose d'établir que la raison rencontre en ce
monde sensible des écueils où elle échoue. Elle est, par
exemple, incapable de comprendre ici-bas non-seule-
ment d'où vient le mal, mais simplement ce qu'il est.
Voici dans quels termes Achard énonce cette objec-
Lion : |
€ Et même 1ici-bas, combien il est difficile de voir le
trajet du serpent sur la pierre ! Il est presque invisible.
Ce serpent tortueux et tordu, c’est le Diable; la
qua, et qualiter et utrum ab alio raptetur, sive ducatur, vel
ipsa levitate sua et proprio feratur impetu, qualiterque se
coram facie Dei habeat, quonam modo videat ipsum, quo ange-
lum, quo seipsam, quo alterius animam, quo beatam, quo
iniseram, quo intuilu sine sensu Corporali corporalia percipiat,
quis sit cum angelis volatus, quis usque ad diem ultimum
profectus? Nonne de via hac omnes interrogant ? Sed nemo
est qui respondeal., »
16 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
pierre, c’est le Christ. Le Christ est la tourterelle de
Dieu, c’est la sagesse de Dieu, qui doit à sa pureté de
pénétrer partout; en effet, cette sagesse est Dieu
même qui remplit et le ciel et la terre, et toute
nature soumise à la loi du changement repose sur
celte pierre qui ne change pas comme sur un fonde-
ment immobile. Le trajet du serpent sur la pierre,
c’est le délit et la peine. Le délit et la peine sont des
maux, et cependant ces maux n’adviennent qu’à des
natures bonnes, bonnes parce qu’elles subsistent en
celui qui est le souverain bien et en qui rien de mal ne
peut être. Comment donc concilier ceci: en lui rési-
dent des natures que le mal afflige et toutefois aucun
mal n’est en lui... Comment, si le souverain bien est
partout, n’éloigne-t-il pas tout mal par sa présence ?
S'il est partout, comment le mal est-il quelque
part (1)7.... »
(1) « De via quoque colubri super petram, vel hic, vide quam
sit et ipsa ad videndum difiicilis et pene invisibilis. Coluber
anguis ille est tortuosus et tortus, id est Diabolus ; petra autem
Christus. Christus est Dei turtur, et Dei sapientia quæ attingit
ubique propter suam mundiliam. Ipsa siquidem Deus est qui
replet cœlum et terram. Ei tanquam petræ in se manenti et fun-
damento immobili omnis innititur natura mutabilis. Via colubri
super petram culpa est et pœna; quæ cum sint malæ, non
tamen nisiin naturis possunt esse bonis, quæ bonæ non essent
nisi in e0 essent qui summum est benum et in quo nullum esse .
potest malum. Quomoldo igitur in eo est id in quo est malum et
in ipso tamen nullum est malum ? Quomodo etiam attingit a
fine usque ad finem fortiter, et tamen quæ ei adversatur non
omnem exterminat culpam ? Quomodo omnia disponit suaviter,
et tamen alicubi non modo permittit sed et infert pœnam ? Quo-
modo, si ubique est summum bonum, præsentia sui non omne
eliminat malum? Si ipsum ubique est, qualiter alicubi aliquid
est mali? Vel si alicubi deest, qualiter vel unde est ubique ali-
ACHARD. 47
Si la question était autrement poste, la raison ne
serait pas réduite au silence. En faisant le sincère aveu
de ce qu'elle ignore, elle pourrait déclarer ce qu'elle sait
et faire à ce propos un assez long discours. Mais il est
évident qu'elle ne peut concilier Fubiquité substantielle
et du bien et du mal. La foi seule est capable d'affronter
les périls d'un tel problème, n'étant jamais tenue de
prouver ce qu'elle avance. Voilà l'avantage de la foi.
Cela reconnu notre docteur triomphe :
« La raison, dit-il, ignore, mais la foi commence par
croire ce que ne conçoit pas la raison. De limperfection
de la raison procède la perfection de la for. La foi
connaît par la grâce ce dont la raison ne peul acqué-
rir la certitude par aucune expérience. Ainsi plus faible
est la raison, plus forte est la foi; et la raison faisant
moins ou plutôt ne faisant rien, la foi, qui fait plus,
qui fait lout, à d'autant plus de mérite. Il faut donc
que la raison succombe pour augmenter le mérite de
la foi. Cependant qu’elle ne porte pas « envie à ce
mérite, car la foi ne fait pas ce qu’elle fait « pour clle-
quid boni? Qualiter enim vel malum cum ipso, vel bonum sine
ipso ? Ipsum denique peccatum quod ab ipso non est, et ideo
nihil est, quomodo alicubi est? Si enim alicubi est, quomodo
non est ; vel si est, quomodo nihil est ? Quomodo quod nihil est
in co est quod aliquid est? Vel quid ci quod aliquid est nocere
potest quod prorsus nihil est? Si autem nocere non potest, ul
quid timetur, ut quid oditur ? Sed et ejus quod nihil est actor
quis esse potest ? Quomodo Deus causa est omnis creatura, et
creatura causa est culpæ, nec tamen Deus causa creaturæ causa
est culpe, quæ effectus est creaturæ ab ipso effectæ? Quomodo
causa est cause qui effeclus causa nequit esse ? Ecce quam
tortuosa, quam anfractuosa sit supra petram colubri via...»
48 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
même, mais bien plus à l'avantage de la raison; la
foi doit, en effet, disparaître et la raison doit demeurer
et tourner à son profit ce qu’elle tient de la foi... Le
mérite de la raison consiste à respecter la candeur de
la foi, à ne pas prétendre marcher devant elle, mais
à la suivre (4)... »
Soit! la raison est aveugle; elle ne voit pas, au delà
de ce que perçoivent les yeux du corps, le principe
efficient du moindre des phénomènes ; elle ne sait pas
expliquer, même dans le brin d'herbe, ce que c’est
que la vie, ce que c'est que la mort ; au contraire, la
foi sait tout, à toutes les questions que lui peut adresser
l'intelligence humaine, naturellement, comme dit
Aristote, avide de connaître, la foi répond sans
embarras. Mais si, par aventure, on se demande quel
est le fondement de la foi !
(4) Fol. i74, recto : « Quomodo accidentia sine subjecto, vel
æc accidentia in quonam sunt subjecto? Via in istis est ignota
rationi, sed non penitus ignota fidei. Ratio hoc totum ignorat,
sed fides præsumit quod ratio non capit. EX rationis defectu
perficitur fides. Novit fides per gratiam quod ratio per nullam
scire potest experientiam. Quomodo autem hoc ratio infrmior
co fides fortior. Quomodo ratio hoc minus et nihil operatur,
eo fides plus et totum operans amplius meretur. Libenter
igitur ratio hic succumbat, ut fidei meritum accrescat; nec
invideat merito fidei, quia quod tides meretur non meretur sibi
ipsi, sed potius rationi; fides enim evacuabitur, ratio autem
permanebit, et merito fidei promovebitur... Meritum rationis est
quod se simplicitati non præfert fidei, nec nititur præcedere
sed sequi.... Non innititur suæ virtuti, sed gratiæ Dei; cedit
gratiæ, palmam concedit fidei; dat gloriam Deo confitens
quod ipse potest facere quod ipsa penitus non po'est capere. »
ACHARD. | 19
Il y à du mouvement et presque de l'éloquence dans
cette péroraison de maitre Achard :
« Que la faiblesse humaine reconnaisse sa vraie
mesure... Par mon conseil, je dis mieux par le conseil
de la vérité, de la raison divine, homme, renonce à ta
propre raison. Ne crains pas de t’abandonner tout entier,
pour tout entier te livrer à Dieu, pour t'agiter tout
entier dans le Seigneur. Sache-le bien, c’est se confier
à qui peut non-sculement conserver, mais encore
augmenter le dépôt. Il te le rendra plus tard et avec
usure. Ïl t'a reçu sur la terre, il te rendra dans le
ciel. Il t'a reçu dans les lieux bas, il te rendra dans
les lieux hauts. Il t’a reçu amomndri, 1l te rendra par-
fait. Il t'a reçu vide, il te rendra plein. Il a reçu brisé,
il te rendra réparé. Îl t’a reçu ignorant, il te rendra
contemplant Dieu face à face. Il l’a reçu corrompu, il
te rendra incorruptible. Il t'a reçu misérable et te ren-
dra bienheureux : de ce qui était périssable il aura fait
une chose éternelle; de ce qui était un homme il aura
fait un Dieu (1). »
Oui, sans doute, il y a dans ce discours une entrai-
(4) Fol. 175, recto : a Modum suum agnoscat humana imbe-
cillitas.… Consilio meo, imo consilio ipsius veritatis et rationis
diviaæ suam deserat homo rationem. Non timeat se totum dese-
rere, Lotus Deum sequens, et se totum jactans in Domino. Sciat
cui credit quia potens est depositum ipsius reservare sed el
augmentare. Ipsum tibi restituet, et Cum usura. Actipit in
- terra et restituet in cœlo. Accipit humilem et restituet subli-
mem. Accipit diminutum et restituet perfectum. Accipit vacuum
et restituel facie ad faciem Deum contemplantem. Accipit corrup-
tum et reddet incorruptibilem. Accipit miserum et reddet bea-
tum, temporalem transferens in æternum, hominem in Deum. »
90 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
nante vivacité. Le trait final est même d'une audacieuse
véhémence ; on le croirait de Pascal. Mais notre élo-
quent docteur envoie son interpellation à une fausse
adresse. Ce n'est pas à l’homme qu'il parle ainsi, c'est
au chrétien : aussitôt que l’homme n'est plus éclairé
par la lumière douteuse de sa raison, il ne voit que les
ténèbres.
ADAM DE PERSEIGNE
Guillaume Talvas, troisième du nom, comte
d'Alençon, de Bellême et de Ponthieu, recherchant
en mariage la veuve de Bertrand de Toulouse, Alaïs
de Bourgogne, vint, dit-on, séjourner quelque temps
auprès d'elle, à la cour de son père, le comte Odon.
On ajoute qu’il fréquenta vers ce temps les moines de
Citeaux, et se plut dans leur commerce. Guillaume eut
ensuite de grands revers : chassé d'Alençon et de Bel-
lême par le roi d'Angleterre, il se retira sur les domai-
nes du comte d'Anjou, et, désespérant de la fortune, il
devint triste. La tristesse est un des chemins qui con-
duisent à la dévotion. Ainsi, durant les plus mauvais
jours de sa vie constamment troublée, Guillaume se
ADAM DE PERSEIGNE. 21
rappela ses pieux entretiens avec les moines de Citeaux
et résolut de fonder une abbaye de leur ordre dans
une des terres de sa dépendance, quand ces terres lui
seraient rendues.
Voilà ce qu'on rapporte sur les origines de l’abbaye
de Perseigne. Si ce récit ne s'éloigne pas trop de la
vérité, Guillaume Talvas dut mettre la première main
à son entreprise quelque temps après l'année 4135,
puisqu'au témoignage d'Orderic Vital (4) il ne rentra
pas sur ses domaines avant la mort du roi d'Angle-
terre Henri I. Quelle que soit, d’ailleurs, la sincérité
de la légende, en l’année 1145, d'après un acte
authentique, l’abbaye de Perseigne, nouvellement
achevée, fut consacrée, en la présence du fondateur,
par Guillaume de Passavant, évêque du Mans, et
Gérard, évêque de Séez, et elle eut pour premier abbé
le vénérable Erard, qui la gouverna pendant près de
trente-cinq ans (2).
À la mort d'Erard, ses pouvoirs et ses insignes
furent attribués par les suffrages des moines à un
savant homme, leur confrère et, dit-on, leur pricur,
que tous les historiens appellent Ana pE PERSEIGNE.
Ils ne prouvent pas, 1l est vrai, qu'il soit né dans le
Maine. On ignore son pays natal. Mais puisque Jean
Liron et Ansart l'admettent eux-mêmes au nombre
des illustres Manceaux, nous ne le rejetterons pas
(1) Histor. eccles., édit. M. Leprevost, t. V, p. 57.
(2, Gallia Christiana, 1. XIV, col. 517.
29 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
assurément de notre catalogue. Quelle autre province
a plus de droits à le réclamer?
Adam avait été d'abord chanoine régulier. Il nous
l'apprend dans une de ses lettres (1). On suppose qu'il
porta l'habit des chanoines à l'abbaye de Sainte-Barbe-
en-Auge, au diocèse de Lisieux (2); mais on le suppose
presque sans fondement. Il fut -cnsuite, nous dit-il,
moine noir, c'est-à-dire bénédictin,; c'est pourquoi
l'historien de Marmoutiers, Edmond Martène, trouvant
à Marmoutiers, vers l’année 4173, un bibliothécaire de
son nom, propose d'identifier ce bibliothécaire et le
futur abbé de Perseigne (3); mais cela est encore une
simple conjecture.
Nous avons, il est vrai, pour l'appuver une lettre
où l'abbé de Perseigne, écrivant à l'abbé de Turpenai,
le prie de saluer en son nom, dans cette abbaye,
huit personnes différentes, et de plus une religieuse
d'un monastère voisin, dont il parle comme de la plus
tendre amic (4). Or cette abbaye de Turpenai, dont il
connaissait familièrement tous les hôtes, étant de
l'ordre de Saint-Benoît et dans le diocèse de Tours, un
moine de Marmoutiers aurait pu la visiter souvent.
Adam quitta la robe noire pour revêtir la robe blanche
(4) Epist. ad G., monachum Pontiniacensem. Dans Martène,
Thes. Anecd., t. T, col. 683.
(2) Hist. liltér, de la France, t. XVI, p. 437.
(3) Ibid.
(4) Epist. ad abb. de Turpiniaco. Martène, Thes. Anecd.,
t. 1, col. 7C0.
ADAM DE PERSEIGNE. 23
des Cisterciens, symbole de leur dévouement particu-
lier à la Vierge Marie. Il est vraisemblable qu'il fut
admis au nombre des religieux de Citeaux à l’abbaye.
de Pontigny, au diocèse d'Auxerre. Charles de Visch
cite un manuscrit de cette abbaye sous ce titre :
Adami, Pontiniacensis monachi, Conciones et medi-
tationes. On sait, en outre, qu'il fut quelque part
maître des novices, quoiqu'il eût été dispensé lui-même
des épreuves du noviciat (1). Enfin nous le trouvons
abbé de Perseigne en l'année 1189 (2).
Chaque fois qu'il avait changé d'habit, Adam avait
fait élection d'une règle plus sévère. On peut dire qu'il
avait la passion de l’abstinence et de la mortification
monastiques.
C'était chez lui, d'ailleurs, une passion raisonnée.
Ille déclare souvent : sa doctrine est le mépris du
corps, Contemnendum est corpus (3). Voici mainte-
nant la paraphrase de cette dure maxime : « Homme,
« l'humilité t'enseigne ce que tu es, ce que tu as été,
« ce que tu seras bientôt. Il y a peu de temps tu
«n'étais rien. Commençant à être quelque chose, tu
« n'étais qu'une vile semence. Maintenant que tu vis,
« qu’es-tu ? Un vase d’immondices. Que seras-tu
(1) Epist. ad Osmundum. Dans les Miscellanées de Baluze,
t. I, p. 423.
(2) Gall. Christ, t. XIV, col. 519,
(3) Sermo de S. Bened. Mss. de la Bibl. Imp., lat., num. 10634,
fol. 39.
24 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« bientôt? Tu seras la pâture des vers. Pourquoi, terre
« et cendre, pourquoi de l'orgueil (4)? »
Ce mépris du corps, c'est le mépris de toutes les
choses corporelles. Adam écrit à un de ses amis :
«Aimer les choses qui sont de ce monde c’est mépri-
«ser les choses célestes. Qui recherche les biens pré-
«sents s'exile de la région des biens éternels, et
«celui-là n'est pas digne d'être aimé par le divin
« ouvrier qui n'a pas appris à le préférer lui-même à
«son œuvre (2). » Adam va plus loin : plus d'une
fois il répète, même sans déclamer, qu'aimer le monde
c'est s’ériger en ennemi contre Dieu (3). Il faut donc
se retrancher du monde et vivre à l'écart, avec soi-
même : «Toutes les choses, dit-il, que la chair estime
« glorieuses, l’homme qui pratique l'humilité Îles
« déteste, les exècre, bien que, dans sa simplicité
« parfaite, il se confine assez en lui-même pour ne
«vouloir, pour n'oser porter aucun jugement sur
«aucune chose... [I n'aspire qu'à se connaître. Con-
« naître les autres lui paraît une superfluité, comme
« le désir d’être connu par eux une vanité (4). »
Mais dans la solitude on trouve d'autres solitaires.
(4) Epist. ad comitiss. Pertic. Martène, Thes. Anecd., t. I,
col. 678. |
(2) Epist. ad N. amicum. Martène, Thes. Anecd., 1. I,
col. 734.
(3) « Amor quippe mundi inimicum Deo constituit. » Epist.
ad quemdam amicum. Martène, Thes., 1. I, col. 718.
(4) Epist, ad Odon. episc. Martène, Thes., t. FE, col. 671.
+
ADAM DE PERSEIGNE. 25
Comme on ne peut les fuir, on les recherche, on
les interroge sur les motifs de leur exil, et l'on fait
avec eux un pacte de haine contre ce monde où l’on
ne veut pas vivre. Ainsi se forment les associations
cénobitiques. Adam n'est pas de ceux qui, après
avoir contracté l'engagement de la vie commune,
le regrettent et troublent le cloître par les éclats de
leur humeur chagrine. Il mourait au monde le jour
même où il le quittait : « Lorsque tu arrives, dit-il,
à la porte d'un monastère, tu dois te dépouiller de
« ta chair, qui est le vêtement de l'âme. Tu la tenais
« de l’anathème, tu l'avais reçue de la corruption, tu
« l'avais entretenue de vices et de concupiscences ;
« laisse donc, avant de pénétrer dans le sanctuaire,
«tout ce que ce monde impur revendique en elle
« comme venant de lui(4).» C'est ainsi qu'il conseille
un novice. Or s'étant lui-même, selon ce précepte,
dépouillé de toute affection mondaine avant de péné-
trer dans les murs du cloître, il s’y plait, il trouve
dans cet asile un silence, un repos qui le charment, il
y est heureux autant qu'ici-bas on peut l'être. Nous
lisons dans une de ses lettres à Etienne de Chalmet,
_prieur de la chartreuse de Portes : « Combien il est
« plus doux d’être esclave d’une règle sévère, d'être
« captif dans ses chaînes, d'être retenu dans ses entra-
«ves loin du théâtre bruyant du monde, que d’avoir
(4) Epist. ad G. mon. Martène, Thes., 1. I, col. 687.
926 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
«le tracas des affaires séculières, que d’être travaillé
«par les soucis du vice, que d'être asservi par les
« séductions de la chair (4)! » Ce n'est done pas seu-
lement le silence, le repos, c’est encore la servitude
qu'il est venu chercher au cloître, et c'est dans une
servile obéissance que consiste la perfection de son
bonheur.
Disons enfin que cet exilé du monde, poursuivant de
sa haine tout ce qu'il y a laissé, n'épargne pas même
les études les plus honorées dans l'Église séculière. Il
n'y a pas, à son jugement, d'autre science que celle de
la discipline, puisque la fin de toute science est de
mieux connaître la voie du salut.
« Combien, s'écrie-t-il, elle est vraie, combien elle
«est estimable cette philosophie qui ne disserte pas
« vainement sur les astres, sur la nature des choses,
«à la manière de Platon, mais qui plutôt, au profit de
« Ja foi et suivant l'institution de saint Benoît, notre
« père, traite humblement et utilement de la correc-
«tion des mœurs, de la pratique des vertus, de l'ob-
« servation des commandements, ne s'employant pas
«à mériter les applaudissements des hommes, mais
«
« à partager les joies des saints (2) ! » Avons-nous
(4) Epistol. ad Steph. Carth. Martène, Thes. Anecd. €. 1,
col. 672.
(2) Quam vera hæc philosophia et quam laudabilis, quæ non
platonico more de astris supervacue disserit, vel rerum naturis,
sed, ratione fidei et institutione patris nostri, humiliter et utiliter
agit de correctionibus morum, de reparatione virlutum, de obser-
de ER nm ET ut
GR Se “mu ts
ADAM DE PERSEIGNE. 97
besoin de le faire remarquer, cette censure de toute
philosophie naturelle et de toute théologie spéculative
ne concerne pas seulement, parmi les contemporains
de notre abbé de Perseigne, Abélard, Gilbert de la
Porrée, Guillaume de Conches; elle s'adresse encore
aux plus considérés des nouveaux docteurs, Hugues
de Saint-Victor et Pierre Lombard. Ceux-là même
sont pour lui des philosophes mondains.
Eh bien! le croira-t-on? ce farouche ennemi du
siècle eut un jour à se défendre d'une coupable con-
descendance pour les habitudes sensuelles de quelques
séculiers, ses hôtes, ne put s’en justifier et fut puni.
En l’année 1191 le chapitre général de son ordre
rendit cet arrêt : « L'abbé de Perseigne, pour avoir
« offert à ses hôtes, le sixième jour de la semaine, du
« fromage et des œufs, observera le jeûne, ce sixième
« Jour, aù pain et à l’eau ; et qu'à l'avenir lui et d'autres
«prennent garde de ne pas commettre la même
« faute (4)! » Telle était alors, chez les Cisterciens, la
rigueur de la discipline.
Mais on maintenait ainsi les sévères prescriptions
de la règle sans amoindrir la considération des per-
sonnes : un abbé condamné n'était pas du tout flétri.
L'année même où le chapitre général de Citcaux
vantia mandatorum, non quærens delectari plausibus hominum,
sed sanctorum gaudiis admisceri, Sermo in festivitate S. Bene-
dicti. Mss. de la Biblioth. impér., lat., n. 10634, fo. 36, verso.
(4) Martène, Thesaur. Anecdot., t, IV, col. 1270.
2**
28 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
publiait contre notre abbé de Perseigne le décret que
nous venons de rapporter, un certain Gervais, de
Toigné, près Marolles, se donnait à lui corps et
biens. La même année, le comte Robert d'Alençon, fils
de Jean I, se disposant à partir pour la Terre-Sainte,
le priait d'assister comme témoin à la lecture de son
testament. Il était le confesseur, le conseiller et l'ami
de ce prince. Au retour de Jérusalem, où il ne séjourna
guère, Robert fit don à son confesseur Adam de pré-
cieuses reliques. Il ne se montra pas moins libéral à
son égard en l’année 4194. Eudes Cottinel et Philippe
de Randonné, préposés à la garde des bois qui de
tous côtés environnaient l'abbaye de Perseigne, exi-
geant des moines le payement de certaines redevances,
Robert les en affranchit. Voilà des preuves du crédit
dont notre abbé jouissait dans ce monde qu'il mépri-
sait.
Dans son ordre, il passait pour un des plus doctes
religieux, un des plus habiles interprètes de la lettre
sacrée (1). Chez les moines noirs qu'il avait quittés,
on lui témoignait, en lui demandant des avis sur toute
matière, le regret qu'on éprouvait de l'avoir perdu.
Même dans l'Église séculière il avait assez d'au-
torité pour écrire quelquefois sur le ton de la remon-
trance à des chanoines, à des évêques. Adam était
donc un personnage honoré, renommé, quand,
(4) Radulphi Coggeshalæ Chronicon, dans le Rec. des Histor.
de France, 1. XNILL, p. 76.
ADAM DE PERSEIGNE. 29
vers l'année 1495, ses supérieurs l’arrachèrent pour
quelque temps aux sombres solitudes du Saônois,
l'envoyant en mission dans la Ville éternelle. Les his-
toriens eux-mêmes parlent de ce voyage et en racon-
tent quelques incidents.
Éjant à Rome, Adam y rencontra le célèbre Joachim,
abbé de Fiore, en Calabre, qui soutenait divers para-
doxes plus ou moins singuliers. On peut dire de cet
abbé Joachim que c'est le précurseur des libres es-
prits de la Renaissance italienne. Il avait toute leur
fougue, tout leur enthousiasme, toute leur audace, et,
comme eux, il avait pour toutes les chimères, même
les plus folles, un penchant déclaré. On a la preuve
de son audace dans la critique qu'il a faite de la doc-
trine de Pierre Lombard sur le mystère de la Trinité.
Prétendre avec le Maitre des Sentences que le Père, le
Fils et l'Esprit existent comme un seul être, une sub-
stance unique, C'était, à son avis, proposer une opi-
nion incompréhensible, et, en révoltant la raison,
compromettre la foi. Il enseignait donc que ces trois
personnes, pourvues individuellement d'une triple
substance, sont unies d'abord par la similitude de leurs
natures, ensuite par la communauté de leurs volontés
et ainsi forment un tout collectif, comme plusieurs
hommes un seul peuple, plusieurs fidèles une seule
Église (1) : doctrine déjà condamnée sous les noms
(1) Ce sont les termes dont ont fait usage les évèques réunis à
Saint-Jcan-de-Latran, dans la sentence qu'ils ont portée contre
30 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de Sabellius et de Roscelin. Quand il s’agit des mys-
tères de la foi, l'Eglise latine ne supporte pas qu'on les
interprète de manière à les rendre intelligibles selon
la raison ; la raison n’a point à se mêler des mystères.
On suppose que l'abbé Joachim, trop peu versé
dans l'histoire de l'Église, n'a blasphémé que par
ignorance. C'est le sentiment de Noël Alexandre (1) :
il paraît peu fondé. Joachim ne s’en tenait pas, en
effet, à reproduire sur le mystère de la Trinité d’an-
ciennes hérésies : outre que c'était un théologien,
c'était encore un prophète, et il y a de bien plus
grandes témérités dans ses prophéties que dans sa
théologie. Raisonnant sur une concordance imaginaire
entre les époques de l'histoire juive et celles de l’his-
toire chrétienne, il commentait l'Apocalypse en des
termes d'autant plus capables de séduire les imagina-
tions qu'il les effrayait davantage. Les juifs, disait-il,
avaient subi six persécutions ; les chrétiens devaient
passer par les mêmes épreuves, et la sixième des per-
sécutions chrétiennes allait commencer avec la pre-
mière année du xui° siècle. Cette période achevée, les
temps auraient accompli leur durée. Ainsi prophéti-
sait Joachim, et, ayant raconté ses rêves, il en faisait
l'abbé Joachim : « Manifeste protestans quod nulla res est quæ
« sit Pater et Filius et Spiritus Sanctus.... Unitatem hujusmodi
« non veram et propriam, sed quasi collectivam et similitudina-
« riam essefatetur, quemadmodum dicuntur multi homines unus
« populus et multi fideles una Ecclesia. »
(1) Histoire littér. de la France, t. XX, p. 25.
ADAM DE PERSEIGNE,. 31
d'autres, ne ménageant pas dans ses discours l'Église
établie, et s'attribuant à lui-même un rôle considé-
rable dans les prochains événements.
Comme cet abbé de Fiore était cistercien et que son
langage peu mesuré faisait tort à son ordre, Adam,
l'ayant rencontré, prétendit le réduire au silence, et
voici, suivant Raoul, abbé de Coggesale, l'entretien
qu'ils eurent ensemble.
D'abord Adam lui demanda qui lui avait donné le
droit d'outrager l'Église et de répandre la terreur
parmi les nations. Pouvait-il se compter au nombre
des prophètes autorisés par un mandat céleste? Avait-il
été privément initié, par quelque révélation spéciale,
aux grands mystères de la volonté divine? Ou bien
supposait-il simplement les choses qu'il disait? Joachim
répondit : «Ce que j'annonce n'est véritablement ni
«une prophétie, ni une révélation, ni une conjecture.
« Mais Dieu, qui donnait autrefois l'esprit de prophé-
«tie, m'a donné l'esprit d'intelligence, et, par la vertu
«de cet esprit, je comprends très-clairement les mys-
«tères de la sainte Écriture, ainsi que les ont compris
«les prophètes. » Ce n'était pas si mal répondre.
Marsile Ficin, Campanella, Bruno, Vico lui-même, le
dernier venu des rêveurs italiens, n'ont pas employé,
pour justifier la nouveauté de leurs théories, des termes
bien différents.
Adam n'était peut-être pas homme à les comprendre.
Il ne fit du moins, au rapport de l'historien anglais,
D2 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
aucune objection à la doctrine de son interlocuteur et
se contenta de lui poser une autre question. « Quelle
«est donc, lui dit-il, ton opinion sur l'Antechrist ?
«— Je pense, répartit Joachim sans se troubler, qu'il
« vient d'atteindre l’âge de l'adolescence et qu'il habite
à cette heure la ville de Rome. — Mais, objecta
«cette fois le docte abbé de Perscigne, c'est à Baby-
« lone, suivant les Pères, que doit naître l'Antechrist.
«— Babylone, répliqua Joachim, est le nom mystique
«de Rome. On l'appelle Babylone comme étant le
« réceptable de toutes les idolâtries (4). »
Il n’est pas probable que le colloque finit ainsi. Con-
naissant mieux aujourd'hui l'abbé de Fiore que ne l’a
connu le narrateur de cette aventure (2), nous suppo-
sons qu'il donna de lui-même, sans avoir besoin d'être
interrogé, de plus amples développements à l'exposition
de son ingénieux système sur les anciennes et les futures
évolutions de la société chrétienne. C'était un vision-
naire ; mais 1l devait se fier à ses visions, ayant déjà
rencontré beaucoup de gens qui les trouvaient à leur
goût. Raoul de Coggesale n'ose pas lui-même se décla-
rer contre elles : « Ce qu'il faut penser de l’assertion,
«ou plutôt de l'opinion de cet homme, nos neveux,
(4) Radulphi Coggeshalæ Chronicon, dans le Lccueil cité.
(2) Voir la notice sur Jean de Parme de M. Daunou, Histoire
littér. de la France, t, XX, p. 24 et suiv., et l’article de M. E.
Renan, inséré dans la Revue des Deux-Mondes, t. LXV, p. 94,
sous le titre de Joachim de Fiore et l'Évangile élernel.
ADAM DE PERSEIGNE. 39
«dit-il, le sauront mieux que nous. » Or, il vécut au
moins jusqu'à l’année 1227, les persécutions prédites
n'étant pas venues ; et l’on doit voir jusque vers la fin
du xur° siècle, dans le plus remuant des ordres nou-
veaux, l'ordre de Saint-François, un très-grand nombre
de joachimites déclarés. In°y a pas d’autres prophètes
que de faux prophètes; cependant on croira toujours
aux prophéties. Qu'elles annoncent l'avenir heureux
ou malheureux, on aime à s’y confier : ce qui Faso le
plus l'âme humaine c'est l'inconnu.
Adam était de retour en France au mois de mars de
l'année 1198, quand Marie, comtesse de Champagne,
fille du roi Louis VIT, le fit appeler, sentant les appro-
ches de la mort, pour lui demander des prières. Adam
s'empressa d'obéir à cette pieuse requête ; mais quand
il arriva près de la comtesse, elle venait de mourir, et
les gens qui gardaient sa maison lui en refusèrent
l'entrée. Il y avait alors, dans l'intérieur de cette
maison, selon le récit d'un contemporain, un grand
tumulte, les serviteurs de la comtesse se disputant non-
seulement ses habits précieux, sa vaisselle d'or et
d'argent, mais encore les draps et les oreillers de sa
couche mortuaire. Quand enfin Adam fut introduit,
un de ces gens venait de renverser sur un tas de
paille son cadavre dépouillé de tout ce qui n'avait pu
tenter leur convoitise. C’est pourquoi l'abbé de Per-
seigne put, sans trop d'emphase, faire en ces termes
l'oraison funèbre de cette fille des rois : « Venez tous,
34 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« venez ct voyez en quel pompeux appareil git ici la
«très-noble comtesse Marie! Voyez son corps délicat
« ignominicusement roulé sur cette paille au mépris
«de toute pudeur! Voyez l'honneur et le glorieux
« hommage qu'elle a finalement reçu du monde (4)! »
Thomas de Cantimpré, de qui nous tenons ces détails,
neles a certes pas tous inventés. Depuis longtemps
veuve, Marie venait de perdre à la fois sa sœur et son
fils aîné, le comte Henri, et si le jeune Thibauld, son
second fils, le dernier de ses protecteurs, était absent
lorsqu'elle mourut, ses gens ont bien pu livrer sa
maison au pillage : il n'y a dans ce fait rien de con-
traire aux mœurs du temps.
Le roi d'Angleterre, Richard Cœur-de-Lion, voulut
aussi, vers ce temps, se confesser à l'abbé de Persei-
gne. Ce fut sans doute au commencement de l'an-
née 1198, quand, ayant battu les Picards, il revint en
Normandie et leva des troupes pour envahir le Vexin.
Nous trouvons, en effet, la mention de cette pieuse
entrevue d'Adam et du roi dans une charte de l'an-
née 1198.
Par cette charte, le roi confirme les possessions de
l'abbaye et les augmente de quelques revenus. Cet
accroissement venait à propos : de l'année 1193 à
l'année 1197, la France presque entière avait été
désolée par une famine sans trêve. C'est à ces
(1) Thomas Cantipratanus, De Apibus, lib. 1, cap. vu, num. 7.
re €,
dl EE
ADAM DE PERSEIGNE. 39
désastreuses années que l'on rapporte une lettre d'Adam
à l'évêque de Paris, Eudes de Sully, où, s'excusant de
ne pas lui aller rendre visite, il lui dit qu’il est retenu
par ses devoirs au milieu d'un peuple qui meurt
affamé (1). |
C'est sans doute à la même date qu’Adam écrivait
à un de ses amis, qui l'avait prié d'accueillir un
novice : « La stérilité vraiment extraordinaire de la
« présente année m'oblige à sevrer mes nourrissons et
« à les faire émigrer vers des maisons mieux pourvues.
« Je ne puis donc maintenant recevoir personne (2). »
Cependant la mention d'une famine n'est pas, à cette
époque, l'indication précise d'une année; le même
fléau sévit encore en 1201, en 12092, en 1203 : les
guerres publiques entre les rois, les guerres privées
entre les possesseurs des moindres fiefs, la mauvaise
administration des terres, des chemins, ainsi que
l'imprévoyance, l'incurie d'un colonat servile rame-
naient constamment la famine et dépeuplaient des
pays entiers.
L'année 1199 s'annonce sous de meilleurs auspices.
Adam peut donc quelquefois quitter Perseigne et aller
voir ses nombreux amis. Il était absent le mardi qui
suivit la fête de Pâques et dut regretter cette absence.
Ce jour, en effet, vint à l'abbaye un puissant évêque,
Hugues d'Avallon, évêque de Lincoln, mis par l'Église
(4) Martène, Thes. nov. Anecd., t. I, col. 672.
(2) 1d., tbid., t. I, col. 696.
36 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
au nombre des saints, qui, se rendant en la ville de
Séez, se détourna de sa route dans l'unique dessein de
converser quelques heures avec l'illustre abbé. Un
voyage à l’abbaye de Perseigne était alors une entre-
prise pleine de difficultés : l'auteur de la vie de saint
Hugues le fait errer longtemps à travers des plaines
et des monts, des monts inconnus, ignotos omnibus
colles, loin des routes frayées (1); et toute cette peine
fut perdue. En l'absence de l'abbé, saint Hugues se
fit conduire à la chapelle des moines, entendit la messe
et se retira.
En l'année 1201, une nouvelle croisade est prêchée
par Foulques de Neuilly. Toute la noblesse de France
s'étant donné rendez-vous pour un tournoi sur les
bords de la Somme, non loin de Corbie, Foulques
arrive au lieu désigné, monte sur un échafaud et
raconte avec tant d'éloquence les douleurs des chré-
tiens d'Orient, que le plus grand nombre des seigneurs
conviés à la fête prend la croix offerte par le fervent
missionnaire. Aussitôt on forme une armée, on s’ap-
prête à partir, ct, sans plus de retard, le chef de
l'expédition, Boniface, marquis de Montferrat, se rend
à Citeaux pour demander au chapitre de l’ordre la
permission d'emmener en sa compagnie un des abbés
de son pays. Foulques, qui l'est venu rejoindre,
désigne au nom du pape, comme devant aussi l’ac-
(4) Gall, Christ., t, XIV, col, 520.
ADAM DE PERSEIGNE. ._. 31
compagner, les abbés cirsterciens de Cercanceau, des
Vaux de Cernaiï et de Perseigne (4). Cette expédition,
on le sait, eut pour résultat non pas la délivrance de
Jérusalem, mais la ruine de Constantinople. Il y a lieu
de croire qu'Adam de Perseigne, comme un des repré-
sentants de l'Église dans cette prétendue croisade, se
retira, même avant qu'on mit à la voile, d'une entre-
prise qui parut dès l'abord devoir être conduite au
plus grand profit de quelques marchands vénitiens ;
en effet, au moment où s'opère le partage de l'empire
de Constantin entre Beaudouin de Flandres et la répu-
blique de Venise, Adam, de retour à Perscigne, cst
nommé dans une lettre d'Innocent INT, qui lui donne
pour mandat de travailler au rétablissement de l’ordre
dans l’église de Reims.
Après la mort du cardinal Guillaume, les chanoines
de Reims avaient choisi pour archevêque Philippe de
Dreux, évêque de Beauvais. Mais contre ce choix
s'était prononcé le grand archidiacre, Théobald du
Perche, homme remuant, ambitieux, qui, disait-on,
avait lui-même ardemment convoité la succession de
Guillaume. Théobald ayant donc appelé, selon la
coutume, devant le pape, accusa Philippe, qui était de
noble race, d'avoir porté les armes ct d'en avoir fait
usage. L'élection de Philippe fut cassée pour vice de
(1) Radulphi Coggeshalæ Chronicon, dans le Recueil cité,
p. 93. — Martine, Thes, nov., t. IV, col. 1296.
38 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
forme, et le pape écrivit aux chanoines de Reims qu'il
avait chargé l'évêque d'Auxerre, l'abbé de Perseigne,
ainsi que Robert de Corson, chanoine de Noyon, de
désigner eux-mêmes le successeur de Guillaume, s'ils
n'avaient pu, dans le délai d'un mois, se mettre d'ac-
cord et faire plus régulièrement un meilleur choix (1).
Ils portèrent alors leurs suffrages sur un certain
Beaudouin, leur confrère; ce qui dispensa l'abbé de
Perseigne et les autres commissaires de se concerter
et d'intervenir. Cependant cette nouvelle élection
n'eut elle-même aucun résultat ; Théobald l'ayant
attaquée comme la première, la vacance du siége dura
deux années, pendant lesquelles le parti de l’archi-
diacre et celui du chapitre se firent une guerre
acharnée. Enfin, désespérant de jamais les réconcilier,
Innocent III remit la crosse archiépiscopale à Guy, son
légat, évêque de Préneste.
La lettre d'Innocent III aux chanoines de Reims est
du 10 janvier 14204. En la même année, le même
pape envoya l’évêque du Mans Hamelin et Adam de
Perseigne à l'abbaye de Marmoutiers. Les mœurs
commençant, partout à se relâcher, on avait signalé,
même en cette abbaye, d'assez graves désordres. Les
commissaires du pape y remédièrent en imposant aux
moines de nouveaux statuts, qui furent approuvés en
(4) Epistolæ Innoc. III, dans le Recueil des Histor. de Fr.,
t. XIX, p. 447. |
ADAM DE PERSEIGNE. 39
1208 par le cardinal Paul, un des légats du Saint-
Siége (1). —
Une commission encore plus difficile lui fut donnée
par le souverain pontife en l'année 1208. La secte des
Albigeois avait fait au midi de la France des progrès
considérables. Les catholiques du nord s'excitant à
venir exterminer ces hérétiques, un prince doué d'une
_ grande énergie, Raymond VI, comte de Toulouse,
avait pris l'engagement de les défendre, et, avant même
que la lutte fût engagée, ses troupes mercenaires in-
spiraient aux seigneurs catholiques un tel effroi qu'ils
fatiguaient Rome de leurs plaintes, réclamant son
aide secourable contre cet autre fléau de Dieu. Inno-
cent lui fit d'abord parvenir des remontrances, puis
des menaces ; enfin il l'excommunia. Sur ces entre-
faites, un moine de Citeaux, légat du pape, Pierre de
Castelnau, ayant tenu devant ce chef d'infidèles des
propos outrageants, fut, quelques jours après, massacré
par un de ses chevaliers. Ce meurtre odieux entraina
le pape à des excès de colère : n'espérant plus rien
de ses menaces, il fit aussitôt prêcher une croisade :
dans le nord contre les hérétiques du Languedoc et
leur chef redouté. Mais afin que cette croisade eût
le résultat qu'il se proposait, l'anéantissement de
l'hérésie, Innocent devait d’abord rendre disponibles
toutes les forces du roi de France employées à sur-
(1) Gallia Christ, 1, XIV, col, 196.
I à
40 HISTOIRE LILTÉRAIRE DU MAINE.
veiller ou à combattre Jean d'Angleterre. Il envoya
donc vers les deux rois ennemis les abbés de Perseigne
et du Pin, les suppliant d'unir leurs armes contre
l'ennemi commun, le tyran de l'Église, le meurtrier de
ses ministres (4). Philippe-Auguste accepta la propo-
sition de trêve, et, s'il ne voulut pas aller lui-même à
cette croisade, il envoya du moins contre Raymond de
Toulouse un grand nombre de ses chevaliers, sous les
ordres du farouche Simon de Montfort. Quand on
connait ce qui suivit, tant de combats livrés avec tant
de rage, tant d'incendies et de massacres, la dépopu-
lation de la plus florissante contrée de la France exé-
cutée sans remords, au nom de Dieu, on regrette la
part prise par Adam de Perseigne aux négociations
qui précédèrent une si lamentable tragédie.
Une des missions qui paraissent avoir causé le plus
d'embarras à notre abbé de Perseigne, eut un beau-
coup moindre théâtre que les cours de France et d'An-
gleterre. Il s'agissait de rétablir la discipline dans
l'abbaye du Mont-Saint-Michel. L'abbé Jordan du
Mont était en guerre ouverte avec ses moines, qui
avaient rédigé contre leur supérieur un acte d'accusa-
tion où étaient signalés les plus graves délits, comme
le pillage du trésor abbatial, la vente des bois de la
communauté, la dévastation des manoirs, la confisca-
ion des revenus attribués au prieur, au chantre, au
(1) Recueil des Histor. de France, t. XIX, p. 500.
ADAM DE PERSFIGNE. Al
sacristain, etc., etc. Qu'y avait-il de fondé dans ces
griefs ? Nous l'ignorons. Dès l'année 1207, Adam avait
reçu d'Innocent II l'ordre de se rendre au Mont-Saint-
Michel et d'y calmer les esprits. Il fit, en 1210, avec
l'évêque de Coutances et l'abbé de Savigny, une nou-
velle enquête sur les faits imputés à Jordan du Mont ;
mais on ne nous apprend pas quel en fut le résultat.
La mort de Jordan ne mit-elle pas fin aux poursuites
dirigées contre son administration ? C'est ce que l'on
suppose (4). |
En 1211, Adam était de retour à Marmoutiers, oùil
siégeait parmi les juges d'un procès pendant entre le
comte Robert et le prieur de Bellesme. La même année
il faisait présent aux moines de Silly de quelques
dimes accordées à ceux de Perseigne par Roger de
Courtemblay. Nous le trouvons enfin en 1212 chargé
par le souverain pontife de vérifier plusieurs accusa-
tions portées contre l'évêque de Séez (2). C'est le der-
nier acte de sa vie dont on ait conservé le souvenir.
S'il vécut, comme on le suppose, jusqu'en l'année
4221, il est probable qu'il acheva sa vicillesse dans la
retraite et le repos, au milieu de ses moines. Il avait
assurément acquis le droit de ne les plus quitter.
S'il a beaucoup écrit etsur des sujets divers, notam-
ment, comme le rapporte Jean de Trittenhcim, sur
(1) Dom Bessin, Concil. Normann., part. IT, p. 369 et 370.
(2) Gall, Christ, t. XIV, col. 21.
49 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
l'Écriture sainte, les seuls ouvrages qu’on ait conservés
de cet abbé sont des sermons et des lettres.
Il avait de son temps la réputation d'un très-habile
sermonnaire. Jacques de Vitry nous le représente
comme un digne émule de l'impétueux Foulques de
Neuilly : « Quand, dit-il, la mort eut enlevé cet
« athlète du Christ, qui avait en quelque sorte réveillé
« le monde par ses saintes clameurs, latratibus
« sanctis, et avait fait pénétrer au sein des ténèbres
« la lumière de la vérité, on en vit beaucoup, à son
« exemple, qui, enflammés du zèle de la charité,
« commencèrent à prêcher et à enseigner... Parmi
« ceux auxquels il fut donné d'acquérir le plus grand
« renom, nous citerons d'abord l'abbé de Perseigne,
« de l'ordre de Citeaux, avec plusieurs autres dont
« les noms sont inscrits au livre de vie... (4). » C'est
une réputation quil a longtemps conservée, du
moins dans son ordre. Jean de Trittenheim place
avant ses autres titres celui d'excellent prédica-
teur (2).
Selon cet historien, les sermons d'Adam se divisaient
en deux livres, l'un à l'adresse de ses religieux, ad
fratres, l’autre à la louange des saints. Sur les mêmes
sermons voici d'autres renseignements. Charles de
Visch décrit un volume que montrait de son temps le
en
(4) Hist. Occident., c. 1x.
(2) Liber de Script. eccl., num. 343.
ADAM DE PERSEIGNE. 43
docte Hilarion Rancati, abbé de Sainte-Croix en Jéru-
salem, et procureur général de Citeaux en cour de
Rome, où on lisait, dit-il, plus de deux cents homélies
d'Adam de Perseigne, sur toute matière, les fêtes, les
saints, les vertus et les vices (1). Si ce volume est
perdu, tout ce qu'il contenait a peut-être été sauvé.
Théophile Raynaud assure qu'étant à Rome il a vu le
manuscrit d'Hilarion Rancati, et y a retrouvé la plu-
part des sermons faussement attribués à saint Ber-
nard (2). Il serait bien téméraire de se fier à tous les
dires de Théophile Raynaud. Quoi qu'il en soit, Hippo-
lyte Maracci, prêtre de Lucques, a, du moins, tiré de
ce volume toutes les homélies qui concernent la Vierge
et les a publiées sous le titre suivant : Adæ, abbatis
Perseniæ, ord. Cisterciensis, Mariale, sive de beatæ
Mariæ laudibus Sermones aurei et fragmenta nunc
primum edita; Rome, 1652, in-16 ; et ce n'est pas
là tout ce qui nous reste des sermons d'Adam : nous en
désignerons d'autres.
Non pas, il est vrai, à la bibliothèque du Mans: il
faut, en effet, regretter un volume entier de ces ser-
mons, autrefois conservé, selon Casimir Oudin, dans
l'abbaye de Perseigne ; ce volume n'est pas au nombre
de ceux que la bibliothèque du Mans a reçus de
l'abbaye supprimée. Mais la Bibliothèque impériale
(1) De Visch, Biblioth. scriptor. ord. Cisterc., p. 4.
(2) Th. Raynaud, Opera, t. U, p. 275.
44 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
possède en divers recueils plusieurs scrmons de notre
abondant prédicateur : quatre dans le numéro 10,634
du fonds latin, sur la fête de Pâques, sur la fête de
saint Benoit, sur les liens de saint Pierre, sur la Nati-
vité de la Vierge (1), ct trois dans le numéro 58 du
fonds de Navarre (aujourd'hui 47,282 du fonds latin),
dont le premier est sur la Pentecôte. On nous en
(4) Ce manuscrit du xive siècle, qui, tout entier, est composé
d'écrits d'Adam de Perseigne, ne faisait pas partie de l'ancien
fonds du roi. Introduit à la Bibliothèque sous le rêgne de
Napoléon ler, et alors revêtu de l’estampille impériale, il a plus
tard été détourné de cette Bibliothèque, pour y être réintégré,
le 20 mars 1861, par M. Bellender Ker, avocat anglais. M. Bel-
lender Ker remettait en même temps aux conservateurs de la
Biblio‘hèque une lettre singulière, écrite à un de ses parents,
dont un passage expliquait ainsi le détournement du volume :
s..... € On m'a dit que vous éliez amateur de manuscrits
« antiques. En voici un que, je ne sais par quel motif, l'empereur
« Napoléon avait tiré de sa bibliothèque et emporté avec lui. Il
« me le donna, avec quelques autres, le 14 juin 1815; veuillez
« me faire le plaisir de l’accepter. » Cette lettre est signée Dra-
piez. Le témoignage de ce M. Drapiez, qui rédigea plus tard,
à Bruxelles, avec M. Bory de Saint-Vincent les Annales géné-
rales des sciences physiques, ne doit inspirer aucune défiance.
Cependant on s'explique mal l'empereur Napoléon Ier, le
44 juin 1815, la veille de la bataille de Ligny, le jour même où
il rédigeait et publiait à Avesnes une proclamation devenue
célèbre, ayant l'esprit assez tranquille, assez inoccupé, pour
recevoir en son quarticr-général un citoyen belge, qui n'était
pas un personnage, et lui faire don de quelques manuscrits.
Pourquoi, d’ailleurs, Napoléon avait-il distrait, non pas de
sa bibliothèque, qui était au Louvre, mais de la Bibliothèque
impériale, ce manuscrit des œuvres d'Adam de Perseigne, un
manuscrit du xive siècle, dont il ne pouvait rien lire et où rien
ne pouvait l'intéresser ?
ee nn + Me
ADAM DE PERSEIGNE. A5
signale d’autres dans le numéro 312 de la bibliothèque
de l'École de médecine de Montpellier, provenant de
Ciîteaux (1). Le numéro 757 de la bibliothèque de
Troyes, qui provient de Clairvaux, en renferme aussi
quelques-uns (2). N'’nésitons pas, d’ailleurs, à croire
qu'avec le temps on en découvrira d’autres encore en
diverses bibliothèques dont nous n'avons pas les cata-
logues : on a dû souvent copier des sermons autrefois
si goûtés. a
Ce n'est pas qu'à notre avis ils méritent autant d’es-
time. Un religieux cistercien du xvu® siècle, Charles-
Emmanuel de Maldura, les admirait encore, et tousles
jours il les lisait. C'est ce qu'il écrit à son confrère
Charles de Visch. Nous n'aurions pas un si grand
courage. Les sermons sont, on l'a fait judicieusement
observer, un genre faux, et les meilleurs n’échappent
pas à cette critique. Or, ceux d'Adam de Perseigne
nous offrent l'exagération même de ce faux genre. Que
d'antithèses et de comparaisons! que de jeux d'es-
prit et de subtiles facéties! Voici, par exemple, quel-
ques lignes du sermon sur les liens de saint Pierre :
« Dans ce que rapporte l'Écriture touchant les liens
« de saint Pierre est notre pain. Je ne dis pas toute
« espèce de pain, comme un croûton qui n’a que de
« la croûte, ou un gâteau mollet qui n’a que de la
(1) Catalog. génér. des man. des départ. 1. I, p. 415.
(2) Ibid., t. IIL, p. 313.
46 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« mie, cest un pain solide, ayant croûte et mie, qui
« joint, en d'autres termes, à la superficie de l’his-
« toire la substance de l'intelligence spirituelle, et
« qui nous nourrit avec ce double aliment (1). » En
latin comme en français, ce passage est incontesta-
blement du plus mauvais style: nous le citons pour-
tant presque sans faire un choix. Tous les sermons
d'Adam sont la paraphrase verbeuse d'un texte
quelconque : où ‘les pensées manquent les pointes
abondent ; ce ne sont que festons travaillés avec un
soin puéril. Mais ce genre de travail était alors à la
mode, et, en récitant les impertinences que nous
venons de traduire, Adam se faisait applaudir par ses
moines. C'est son excuse. Et ses moines aussi ne
seront-il pas excusés? Ils n'étaient pas, en effet,
comme Charles Emmanuel de Maldura, presque con-
temporains de Bossuet.
Les lettres conservées d'Adam de Perseigne forme-
raient, si elles étaient réunies, un recueil assez impor-
tant. Martène en a publié vingt-trois dans le tome I de
son Thesaurus Novus, d'après un manuscrit de Clair-
_ vaux (2), et une vingt-quatrième dans le tome I de son
(1) «In scriptura vinculorum Petri panis noster est. Nec est
quilibet panis; nec crustulum quod tantum crusta est; nec
est laganum quod tantum est mica; sed est solidus panis crus-
tam habens et micam, id est historiæ superticiem et intelligen-
tiam spiritualem, et cibat nos utroque. » Sermo de Vinculis
S. Pelri. Man. de la Bibl. imp., n. 10,634, fol. 48.
_ (2) Col. 669 et suiv. Une de ces lettres, la dix-neuvième, se
ADAM DE PERSEIGNE. 47
Amplissima collectio (1). On lit, en outre, six autres
lettres d'Adam à Osmond, abbé de Mortemer, dans le
premier volume des Miscellanées de Baluze (2). Nous
avons à désigner aussi quelques lettres inédites : trente
et une dans le numéro 987 de la bibliothèque de
Troyes, une dans le numéro 312 de la bibliothèque de
l'École de médecine de Montpellier, et deux, à l'adresse
d'un prélat nommé Simon, dans le numéro 10,634 de
la Bibliothèque impériale.
Ces lettres sont d’autres sermons. Aussi des copistes,
chargés de nous transmettre les œuvres d'Adam de
Perseigne, ont-ils pu confondre sous le même titre ses
sermons et ses lettres (3).
Il n'eût pas lui-même désapprouvé cette confusion.
Écrivant, en effet, une lettre très-tendre à un de ses
trouve dans la grande collection de Desponts, Bibliothecha Max.
Patrum, t. XVII, p. 257, et dans le recueil de dom Marrier,
Bibliotheca Cluniacensis, p. 127, où elle est faussement attri-
buée à Odon de Cluny. Le manuscrit de Citeaux, déja désigné,
que possède aujourd'hui la bibliothèque de l’École de médecine
de Montpellier, num. 312, renferme les vingt-trois lettres impri-
mées dans le Thesaurus Novus. Plusieurs des mêmes lettres se
trouvent encore en d’autres dépôts de manuscrits : à la Biblio-
thèque Impériale, num. 10,634 du fonds latin, et num. 58 de
Navarre, fol. 101, ainsi que dans les num. 757 et 987 de la biblio-
thèque de Troyes.
(1) Col. 1095.
(2) Les quatre premières de ces lettres sont dans le num. 1,998
du fonds latin à la Bibliothèque impériale, la cinquième dans
le num. 2,905 du même fonds.
(3) Comme, par exemple, le copiste à qui nous devons le
num. 58 de Navarre.
S 4
48 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
amis nommé Nicolas, ille prie de substituer lui-même,
dans le préambule, le nom d'Evrard à celui de Nicolas
et d'envoyer la même lettre à cet Evrard, leur ami
commun (1). Quelquefois même il reproduit dans une
lettre nouvelle de longs fragments d’une lettre précé-
dente, dont il avait soigneusement gardé copie. On ne
trouvera donc rien d'intime dans sa correspondance ;
elle ne contient que des thèses, des sentences de
morale ascétique, paraphrasées avec l'abondance, ou,
pour micux dire, le défaut de mesure qui est le propre
des prédicateurs. L'imagination, naturellement vive,
de l'écrivain est quelquefois heureusement inspirée ;
mais jamais elle ne se produit simplement. Adam a
peut-être lu quelque part que le style simple convient
aux lettres : «Reçois, dit-il à un ami, ce petit pré-
« sent, excuse la rusticité de ce discours, écrit à
« l'adresse des gens dont le langage affecte le ton
« sublime, sachant sans aucun doute que je me
« suis moins inquiété de polir des mots et de subti-
« liser des idées, que de remplir d'une façon quel-
« conque un engagement pris (2).» Eh bien! dans
la lettre même que cette déclaration accompagne, il
prodigue les mots trop polis, les idées trop subtiles :
soit pour dire des riens, soit pour exprimer de fortes
pensées, il faut qu'il fabrique à grand effort des
(1) Martène, Thes. nov., t. I, col. 696.
(2) Martène, Thes. nov. t. I, col. 733.
ADAM DE PERSEIGNE. 49
périodes pleines de figures. On a déjà cité quelques
phrases de son homélic épistolaire sur les vices et le
luxe des femmes. Pour donner un échantillon de son
style, et faire connaître à la fois les qualités qui le
recommandent aussi bien que les défauts qui le
déparent, nous allons traduire un fragment de la lettre
qui contient cette amplification. Elle est adressée à la
comtesse du Perche. Cette princesse ayant eu limpru-
dence de demander un règlement de vie à notre
ascète morose ct déclamateur, il lui répond :
À
« Vous devez rejeter la vanité de ce monde périssa-
ble, vous devez mortifier cette chair amie des voluptés,
vous devez vous retrancher tout ce qui est de trop,
afin que la sainte frugalité vous adopte comme fille de
Dieu. L'esprit de vie est sobre, il est pur de toute
intempérance. Îl ne vient pas habiter le cœur dont il
a vu que la frugalité s’est éloignée. Il ne s'intéresse
pas aux jeux de hasard, il n’observe pas les évolutions
des échecs avec une oisive sollicitude ; les grossières
facéties des histrions outrageraient sa chasteté. Sa
pureté divine dédaigne l’usage de ces robes longues
qui ne servent qu’à soulever la poussière et à retarder
la marche. Vanité du superflu ! Ostentation frivole ! Il
ne suffit pas d’orner ce corps immonde (sterquilinium
corporis) d'un vêtement précieux ; il faut encore atti-
rer après soi une longue traînée de poussière. Voilà
ce qu'a inventé la dépravation des cœurs pour offenser
les yeux et les narines : car ne devons-nous pas fer-
mer nos yeux, boucher nos narines et détourner notre
face, quand nous nous trouvons au milieu de ce nuage
50 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« poudreux? Triste invention, heureusement ignorée de
« nos ancêtres, qui empêche de marcher et blesse la
« vue. Elle empêche, dis-je, de marcher, car l’ostenta-
« tion de ces frivolités détourne le cœur de la recherche
a de la vérité; elle trouble la vue, car, tandis que le
a goûtde celte mode efféminée pénètre par le regard dans
« l’esprit des gens, elle détourneles yeux de la raisonde la
a contemplation des beautés célestes. Mode cruelle, qui
« rassemble, qui amasse la poussière des places publi-
« ques, avec un superflu de vêtement qui devrait
« couvrir la nudité des pauvres! Les femmes de notre
« temps n’ont pas honte de ressembler à des renards :
« de même qu'une longue queue est l’ornement de ces
« ignobles bêtes, ainsi nos femmes mettent leur gloire à
« dérouler après elles les longs replis d’une robe trat-
« nante. O combien souvent, ce qui est plus grave
« encore, n’a-t-on pas pillé la maison du pauvre, dévasté
« le patrimoine des veuves ou des pupilles, pour payer
« ces vêtements! Car c’est ainsi que l’on pourvoit à la
« dépense des somptueux bénéfices, c’est ainsi que l’on
« engraisse les ventres (saginantur ventres) en de ma-
« gnifiques festins. Qui fournit à la noblesse de notre
siècle ses mets les plus recherchés et ses meubles
de prix ? Ce sont des gens qui vivent toujours dans la
dernière pauvreté. Méditez sur ces choses, Ô me
fille, etc., etc. (1). »
RAR MR AR A
Il y a évidemment beaucoup trop d'affectation dans
ce langage : cette série de périodes sur le luxe des
femmes n'est pas moins prétentieuse et moins trai-
(4) Martène, Thes. nov., 1. FE, col 678.
ADELHELME. 51
nante que la queue de leurs robes. Quant aux jeux de
mots sur l'outrage fait aux narines et aux yeux, ils
peuvent assurément passer pour un ornement superflu.
Mais telle est la rhétorique d'Adam de Perseigne.
ADELHELNME.
ADELHELME, Adalhelme, Adahelin, ou Adelin, est
compté par quelques hagiographes parmi les saints du
martyrologe gallican. Quand et à quel titre fut-il admis
par l’église dans ses fastes liturgiques? nous l'igno-
rons. Il importerait aussi de connaître exactement le
lieu de sa naissance, et je regrette de n'être pas plus
éclairé sur ce point. On paraît croire qu'il était du
N Maine. C'est une opinion que je serais fort empé-
ché de contredire, mais encore ne peut-on rien
affirmer sur les premières années de sa vie, jusqu’à
son admission dans l’abbaye de Saint-Calais. Il en
sortit pour aller occuper le siége épiscopal de Séez, où
il fut appelé par Charles le Chauve, en 876. Telle est
du moins, suivant les auteurs de l'Histoire littéraire
592 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de la France (1), la date à laquelle il faut rapporter la
promotion d'Adelhelme à l'évêché de Séez. Les conti-
nuateurs de Bollandus veulent qu'il ait été consacré en
811 (2), par Charlemagne, mais évidemment ils com-
mettent une erreur : Adelhelme parle, en effet, d'un
empereur Charles, auquel il témoigne une vive recon-
naissance, mais il indique clairement que cet empe-
reur est Charles le Chauve, puisqu'il lui donne pour
frère Louis le Germanique. C'est donc au temps de
Charles le Chauve qu'Adelhelme gouvernait l'évêché
de Séez. Mais le règne de ce prince fut long et la date
assignée par l'Histoire littéraire à la promotion
d'Adelhelme est fort incertaine, comme nous allons le
faire voir.
À peine Adelhelme est-il mis en possession de ce
diocèse, suivant les auteurs de l'Histoire littéraire,
que les Normands descendent dans le pays, le rava-
gent, en massacrent les habitants, et emmènent
l'évêque captif pour le vendre au delà des mers. Entre
les mains de ces barbares il souffrit, comme il nous
l'apprend, toutes sortes d'outrages ; rien ne lui fut
épargné, ni les injures, ni les coups, ni le froid, ni
la faim (3). Après tant de disgrâces, il fut enfin rendu
à son diocèse, qu'il gouverna, dit-on, jusqu en 910.
C'est à cette année 910 que l’'AÆistoire littéraire fixe
(1) T. VI, p. 130.
(2) Acta Sanctorum, 22 aprilis.
(3) Miracula sanclæ Opportunæ, ch. 4.
ADELHELME. 53
la date de sa mort. Mais rien n’est encore moins fondé
que cette conjecture. En effet, l'abbé Lebcuf nous
fournit un document qui la contredit (1). Ce docu-
ment est un manuscrit, qui contient un recucil de
bénédictions à l'usage des évêques, dont voici le titre:
Benedictio Dominicæ primæ post natale Domini: ct
à la suite : Jubente gloriosissimo archiepiscopo
domno Francone, has benedictiones Adelhelmus cap-
tivus episcopus studuit componere. On ne doute pas
que l'auteur de ce Bénédictionnaire, cet évêque captif du
nom d'Adelhelme, ne soit notre évêque de Séez ; et
l'on explique bien que Francon, archevêque de Rouen,
son métropolitain, pouvait lui commander (jubente
Francone) un ouvrage de ce genre. Mais, au témoi-
gnage de Mabillon (2), Francon fut appelé sur le siége
de Rouen vers l’année 910, et c’est durant sa captivité
(captivus) qu'Adelhelme rédigea le recueil dont le
manuscrit nous est signalé par l'abbé Lebeuf. D'où il
faut conclure que si la promotion du moine de Saint-
Calais au gouvernement du diocèse de Séez eut lieu
en 876, les auteurs de l'Histoire littéraire se trompent
d'abord en le faisant enlever par les Normands dans
les premières années de son épiscopat, ensuite en le
faisant mourir dans le cours de l'année 910.
Ils motivent, il est vrai, leur opinion en ce qui con-
(1) Dissertations de l'abbé Lebeuf, t. I, p. 115..
(2) Acta SS. ord. S. Bened., t. IV, p. 221.
Le
54 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
cerne l'époque de sa captivité, par une interprétation
libre de ce terme captivus. Il ne faut pas entendre,
disent-ils, qu'Adeclhelme füt prisonnier des Normands
au temps même où il composa son Bénédictionnaire ; il
l'avait été sans doute, mais il ne l’était plus. Et voici
comment ils justifient cette assertion : « Il n'était non
« plus captif lorsqu'il travaillait à ses bénédictions,
« qu'il était captif ou moine de Saint-Calais lorsqu'il
« mit la main à la Vie de sainte Opportune, dans
« laquelle il prend ces deux qualités. » Malheureuse-
ment cette unique preuve est fondée sur un contre-
sens. Nous voyons bien, en effet, dans le prologue des
Miracles de sainte Opportune, légende composée par
Adelhelme après son retour d'Angleterre, que cet
évêque se qualifie : Beati Karilefi monachus et
servus. Mais ce mot servus n'est pas ici le synonyme
de captivus, et l'on ne saurait exactement traduire
la phrase que nous venons de citer, autrement que
par « moine et serviteur de Saint-Calais. » Il serait
manifeste que les auteurs de l'Histoire litiéraire ont,
en cet endroit, commis une impardonnable erreur,
quand nous ne lirions pas dans le même prologue (1),
quelques lignes plus loin: Sancta Opportuna el
beate Karilefi (2), liberate pereuntem servum ves-
trum!— « Sainte Opportune et saint Calais, sauvez
(1) Dans l'édition des Acta.
(2) 11 faut lire Karilefe.
ADELHELME. 55
votre serviteur qui va périr ! » Si donc il n’y a aucune
induction à tirer de ce terme servus à l'appui de la
fable inventée par les auteurs de l'Histoire littéraire,
s’il n'est en rien démontré que, pour avoir toujours
présent le souvenir de ses infortunes, notre évêque se
soit lui-même surnommé le Captif, il reste établi qu'il
a mis la main à son Bénédictionnaire durant sacaptivité,
et que la dévastation de son diocèse par les Normands
est un événement postérieur à l’année 910. À moins
toutefois que cette année 910 ne soit pas la date exacte
de la promotion de l’évêque Francon sur le siége mé-
tropolitain de Rouen. Or, on prouverait qu'il faut
antidater cette promotion avec un passage de la Vie
de sainte Opportune, écrite par Adelhelme, comme
nous le savons de lui-même, après sa captivité. En
effet, en cet endroit, l'auteur parle de Charles le
Chauve comme s'il vivait encore, et les historiens
s'accordent à faire mourir Charles le Chauve en 877.
Voilà donc tout notre échafaudage qui s'écroule : cette
date admise, les autres doivent être rejetées ; il faut
faire monter Francon sur le siége de Rouen et faire
trainer l’évêque de Séez au delà de l'Océan, dans
la seconde moitié du 1x° siècle. Une plus longue
collation de textes serait inutile et fastidieuse. Qu'a-
vons-nous voulu démontrer ? Rien autre chose que la
contradiction de la plupart des documents qui nous
sont fournis par les anciens annalistes sur les origines
de notre histoire ecclésiastique. Nous ne hasarderons,
56 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
pour notre part, aucune hypothèse téméraire ni sur le
jour natal, ni sur le jour funèbre d'Adelhelme: ceci
seulement nous semble incontestable, c’est qu'il occu-
pait le siége de Séez dans les dernières années du
ixe siècle, ou dans les premières du x°.
Le recueil manuscrit (4) de Bénédictions qui porte
le nom d'Adclhelme est un supplément aux anciens
formulaires, qui paraissent avoir été tous incomplets.
Les additions de l'évêque de Séez furent adoptées par
l'église de Paris. L'abbé Lebeuf parle assez au long
de ce recueil : mais ce qu'il en dit n'a pas beau-
coup d'intérêt.
Nous connaissons encore deux autres écrits d'Adel-
helme: la Vie et les Miracles de sainte Opportune.
Adelhelme ne doutait pas d'attribuer l'insigne bien-
veillance que lui avait témoignée Charles le Chauve
à une secrète influence exercée sur l'esprit de ce prince
par sainte Opportune. Durant ses jours d'épreuve il
avait plus d'une fois invoqué cette vierge bienheu-
reuse, et sa protection l'avait, pensait-il, affranchi
de la servitude. Quand il fut rétabli sur son siége, il
se hâta d'accomplir un engagement qu'il avait pris
plusieurs fois : celui d'écrire l'histoire édifiante de
sainte Opportune. Get écrit est divisé en deux parties:
dans la première, l'auteur raconte la vie de la
(1) Ce manuscrit avait été vu par Mabillon dans la biblio-
thèque de de Thou : il passa plus tard dans celle de Colbert et
ensuite dans celle du Roi, où il fut consulté par l'abbé Lebeuf.
ADELHELME. 57
sainte, sœur de Godegrand ou Chrodegang, évêque
de Séez, abbesse de Montreuil (Monasteriolum) (1) :
dans la seconde, il parle des miracles opérés par son
intercession. Surius a mis en lumière cette légende (2).
L'édition qu'en ont donné Luc Dachery et Mabillon (3),
d'après un manuscrit de l'église collégiale de Sainte-
Opportune, est plus exacte et plus complète; elle a
été aussi publiée, avec quelques variantes, par les
continuateurs de Bollandus (4). Il y en a une autre
édition, avec une traduction française, de Nicolas
Gosset, curé de Sainte-Opportune à Paris; Paris,
1654, 1655, in-8° (5). Voici l'éloge que les auteurs
de l'Histoire littéraire font de la légende de sainte
Opportune : « On doit dire, à la louange d'Adelhelme,
« qu'il ne nous reste point d'ouvrage de ce temps-là
« qui soit mieux écrit en tout genre. Il ne s’y est point
« livré, comme tant d’autres écrivains, à l’extraordi-
« naire et au merveilleux. Il ne s'arrête, surtout dans
« son premier livre, qu'à des faits aussi édifiants
« qu'instructifs, et les rapporte avec une piété capable
« de faire impression sur le cœur. Tout ce qu'on peut
(4) « Sagiensi urbi vicinum, quod est in saltu Algiæ situm. »
Vita S. Opport., ch. 1.
(2) A la date du 22 avril.
(3) Acta sanct. ord. S. Bened., t. IV,
(4) 22 aprilis,
(3) Vie de sainte Opportune, enrichie des antiquilés de Paris
et de l'abbaye d'Almenesche, par Nic. Gosset. Voir Biblioth.
Historique de Fevret de Fontette, t. 1, num. 14,854.
58 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« lui reprocher, c'est que son style est un peu diffus.
« Du reste, il est clair, agréable, aisé, naturel et assez
« pur pour le temps (1). »
ALLARD (cLauDE).
Claude AzLarp, né à Laval, élève des écoles de La
Flèche et de Paris, fut ensuite précepteur du prince
de Talmont, et, pendant quelque temps, on le croit
du moins, directeur des religieuses de Sainte-Croix de
Poitiers (2). Il revint ensuite dans sa ville natale, où
il obtint en 1634 la charge de chantre de Saint-Tugal.
Il mourut en 1672 (3). Claude Allard est auteur d'un
onvrage d'une importance médiocre, qui a pour titre :
Le miroir des âmes religieuses, ou la vie de très-haute
et très-religieuse princesse madame Charlotte-Flan-
drine de Nassau, très-digne abbesse du monastère de
Sainte-Croix de Poitiers; Poitiers, Thoreau, 1653,
in-4, C’est une oraison funèbre, divisée en six livres,
(1) Histoire littéraire de la-France, t. VE, p. 132.
(2) Ansart, Biblioth. litlér., p. 29.
(3) I. Boullier, Recherches hist. sur l'égl. dé la Trinité, p. 349.
CLAUDE ALLARD. 59
sur les mérites divers de la prince#%e Charlotte de
Nassau, née, le 48 août 1578, de Guillaume de Nassau,
prince d'Orange, et de Charlotte de Bourbon, morte
et ensevelie à Poitiers, le 10 avril 4640. Claude
Allard a rédigé ce livre sur des notes qui lui avaient
été transmises par les religieuses de Sainte-Croix.
Fevret de Fontette attribue au même auteur l'ou-
vragesuivant : Crayon des grandeurs de Saint-Antoine
de Viennois ; Paris, 1653, in-12. Le titre de ce livre
porte, il est vrai, le nom de Claude Allard ; mais ce
Claude Allard n'est pas notre chantre de Saint-Tugal,
qui mourut en 1672 ; c'est un religieux Antonin, dont
Fevret de Fontette inscrit la mort à l'année 1658 (1).
Ainsi deux écrivains différents ont vécu dans le même
temps, qui avaient le même nom, le même surnom, et
qui étaient aussi pauvres l'un que l'autre de talent et
d'esprit.
ALTON (GERvAIS).
Ansart inscrit au nombre des écrivains nés dans le
Maine Gervais Aron, curé de Coulongé et doyen rural
d'Oisé, auteur d’un petit livre français, publié sous ce
(1) Biblioth. hist. de la Franre, 1. I, p. 828.
60 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
titre latin: Enchiridion, seu Manuale ad usum paro-
chorum pro visitatione et cura infirmorum; Le Mans,
Olivier, 1654, in-16. Ce livre, qui est un commentaire
du Rituel d'Emeric de La Ferté, est dédié par Gervais
Alton à Philibert-Emmanuel de Beaumanoir. Il était
resté dans beaucoup de mains, quand le style en avait
vieilli. L'abbé Ceboy, curé de Milesse, en faisait
encore, au xvi° siècle, le plus grand cas (1).
AMELLON (mari).
Les Amellon étaient scigneurs de Fatines, de Saint-
Cher et de Chastillé. S'ils n'avaient pas encore au
xvi® siècle une noblesse très-ancienne, on les tenait
pour nobles. La branche principale de cette famille
était du Mans. Il y avait une seconde branche à Sablé.
À cette branche de Sablé appartenait Denis Amellon,
lequel prit pour femme Marguerite Ménage, et eut d'elle
Pierre Amellon, né à Sablé en 1549, cordelier obser-
vantin, tour à tour gardien des couvents de Précigné
(1) Mélanges manuscrits des Bénédictins, à l'Institut de
France, t. IE, fol. 61.
MARIN AMELLON. Gi
et de Cholet en Anjou, d’Ancenis en Bretagne, d'OI-
lonne en Poitou et de Cluis en Berry, qui fut, au rap-
port de Gilles Ménage (1), un prédicateur fameux et
un des religieux les plus considérés de son ordre. La
branche du Mans fournit plusieurs conseillers au pré-
sidial, entre autres Jacques Amellon, qui, le 16 avril
1655, prêta serment en cette qualité devant le parle-
ment de Paris (2). De la même branche était un
autre Amellon, conseiller à la cour des aides en l'an-
née 1683 (3). |
Marin AMELLON, né au Mans, selon M. Desportes,
fut élu premier échevin de cette ville en l'année
1578 (4). Il était avocat. Plus tard, en 1607, au déclin
de sa vie, il avait le titre de syndic des avocats et pro-
cureurs au siége présidial du Mans.
On lui doit une table alphabétique des matières con-
tenues dans la Coutume du Maine. Cette table a été
publiée dans l'édition des Coutumes du Maine de 1607 ;
le Mans, veuve H. Olivier, in-8. Elle a été repro-
duite dans l'édition des Coutumes d'Anjou conférées
avec celles du Maine, par Michel de La Roche-Maillet,
1633 ; dans les Coutumes du pays et comté du Maine
de Julien Bodreau, 1645, et, avec quelques additions,
(1) Hist. de Sablé, deuxième partie, p. 86.
(2) fegistres du conseil du parlement, à la bibliothèque des
avocats à la cour de Paris, t. LXXV, fol. 44, verso.
(à) Remarques sur la vie de Guill. Ménage, p. 273.
(4) Cauvin, De l'Administration municipale dans la province
du Maine, p. 47.
62 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
dans les Remarques de Louis des Malicottes, 1657.
Boucher d'Argis s'est trompé quand il a supposé que
cette table avait été publiée pour la première fois en
1693 (1). Ansart a commis d’autres erreurs. N'ayant
pas, il paraît, entre les mains l'édition des Coutumes
annotée par Marin Amellon, il fait d'abord sur la date
de cette édition une fausse conjecture; ensuite il
dit mal à propos qu'outre sa table alphabétique
Amellon a composé « un excellent commentaire » sur
la Coutume du Maine (2). Ce commentaire excellent
est imaginaire. Des trois opuscules attribués à Marin
Amellon dans la Biographie annexée au Dictionnaire
Statistique de la Sarthe, il y en a deux qui n'ont
jamais existé, et le titre du troisième n’est pas exacte-
ment rapporté. Ce n'est pas, en effet, Marin Amellon
qui a fait la concordance alphabétique des Coutumes
d'Anjou, de Paris et du Maine. Dans l'édition de 1607,
il est dit expressément: « Ami lecteur, nous avons
« ajouté à la table que maître Marin Amellon.… te
« donne, les articles des Coutumes d'Anjou et de Paris
« qui se trouvent semblables à la nôtre... » Cette
addition, ou, pour mieux dire, cette conférence n'est
donc pas l'ouvrage de Marin Amellon; elle est de
quelque autre jurisconsulte dont le nom nous est
inconnu.
(4) Dictionn. Hist. de Morcri,édit, de 1759.
(2) Biblioth. litt. du Maine, p. 32.
PIERRE AMY. 63
Il nous reste à dire sur Marin Amellon, que certains
articles de procédure furent réformés à sa requête, le
16 mars 1606, par le lieutenant-général François
Levayer.
De son mariage avec Marie Marais, de Laval, il avait
eu au moins un fils et une fille. Son fils, Pierre
Amellon, fut chanoine du Mans, promoteur de l'offi-
cialité de cette ville et archidiacre de Sablé (4). Sa
fille, Renée Amellon, épousa Guillaume Rivière, asses-
seur au présidial du Mans (2).
AMY (PIERRE).
Nous lisons dans la Bibliothèque Française de La
Croix du Maine : « Pierre Any, dit Amius, sieur du
« Pont, natif de la ville du Mans, conseiller du roi au
« siége présidial et sénéchaussée du Maine, très-docte et
«très-excellent poëte latin. Il n’a encore fait imprimer
«ses poëmes latins, non plus que ses autres composi-
« tions françaises. Il florit au Mans, cette année 1584.»
(1) Gilles Ménage, Hist. de Sablé, sec. part., p. 212. — Louis
des Malicottes, Remarques, p. 145. :
(2) Gilles Ménage, Hist. de Sablé, sec. part., p. 180.
st
64 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Ce Pierre Amy, que La Monnoye nous avertit de ne
confondre avec un autre Pierre Amy, confrère de
Rabelais au couvent des Cordeliers de Fontenay-le-
Comte, en latin Amicus, ne paraît pas avoir été un
écrivain très-fécond. Hardouin Lebourdays, son neveu,
qui a fait le plus grand éloge de ses vertus privées,
affirme positivement qu'il ne rechercha pas la gloire
des lettres. Voici dans quels termes il s'exprime, au
sujet du Libre Discours de l'origine des procès, que
certaines personnes attribuaient à Pierre Amy: « Je
«ne puis porter le tort que les envieux font à la
« mémoire de défunt M. Amy, consciller à ce siége,
« mon oncle, que je nomme par honneur pour avoir
« été doué de toutes les belles qualités requises en un
« homme de sa condition, en ce qu'ils le font auteur
« de ce mauvais ouvrage... MM. ses confrères, qui
« l'ont connu plus qu'homme du monde, jugent bien
« le contraire. C'était corvée à lui que d'écrire...
« Plût à Dieu avoir quelqu'un de ses traits et de son
« air de parler, plein d'une véhémente éloquence (1).»
Lebourdays publiait son Libre Discours deux ans
après la mort de Pierre Amy. Soyons persuadés, sur
la parole du neveu, que l'oncle parlait bien, mais
qu'il écrivait peu. La Croix du Maine attribuait volon-
tiers aux lettrés de sa province des ouvrages imagi-
naires. Etienne Pasquier n'avait pu le dissuader de
(1) Libre discours de l’origine des procès, par lardouin
Lebourdays.
PIERRE AMY. 65
mentionner au même titre, dans sa Bibliothèque, les
auteurs « en herbe» et les auteurs « en gerbe. » Il
parait, du moins, certain que Pierre Amy n'avait
transmis en mourant à ses héritiers, aucune « compo-
«sition française » jugée par eux digne d'être mise au
jour. Cependant Hardouin Lebourdays ne pouvait
contester qu'il eût quelquefois écrit en latin. En effet,
l'année même qui suivit la publication de la Biblio-
thèque française, Pierre Amy faisait ou laissait impri-
mer quelques-uns de ses poëmes latins par son ami
Robert Garnier. Ce sont des épiîtres adressées à l’il-
lustre tragique. Elles se trouvent devant les tragédies
de Cornélie, de Marc-Antoine, d'Hippolyte, de La
Troade et des J'uives. Nous citerons, pour donner
une idée de la manière de P. Amy, les vers qui pré-
cèdent La Troade : le tour en est poétique, et l'on n’y
trouvera pas trop de gallicismes. Les voici :
Qualis virentis valle sub humida
Apis Matini (1), cum Zephyri novos
Soles recludunt, et malignis
Sidera frigoribus solula
Almam repenti rore beant humum,
Egressa lectis, gramina plurimo
Distincta flore urgetque odoros
Suave croco violaque saltus ;
(ss Calidi lucentbuxeta Matini. Lucain, Phars., liv. IX,
HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Hine melle pinnas perlita roscido,
Iine recenti crura thymo gravis
Decedit agris, elaboratum
Artifici ore ferens liquorem :
Talis, novenis care sororibus,
Vatique sacram qui Pataram colit,
Garnieri, opimos per recessus,
Quotquot amœænæ habuere Musæ,
Incedis, et qua rura Aganippides
Actæa Iymphæ flumina dividunt,
Et qua arduis occurrit astris
Mons bifida celebratus arce ;
Hic æmulatus quæque tibi suas
Pimpleis artes muneraque explicat,
Hinc te Attico reples lepore,
Hinc Latiæ gravitate scenæ.
Utroque solers dicere pectine,
Utroque concinne agglomerans modo
Cœleste opus, stipas superbæ
Spem reliquam Astyanacta Trojæ.
Quid impotentinon facile est lyræ,
Quid-ve insolens? En te duce, te tuo
Dicere plectro ecce opacum
Tempe nemus trepidant ciere ;
Et quo canenles sedulo in otio
Tenes Camœnas, puniceis tui
Sartæ sub antris hospitales
Perpetuum meditantur umbras.
PIERRE AMYS. .. 67
Sic de nivosis Sithonii (4) jugis
Hæmi expeditas reddidit æsculos
Errare quocumque indicasset
Threiciæ fidicen Thaliæ.
P. Amy est mort en 1608.
AMYS (PIERRE).
Nous ignorons le lieu natal de Pierre Auvs, sieur
du Ponceau. Son grand-père, Guillaume Amys, possé-
dait et habitait la terre d'Olivet, près de Château-Gon-
tier. Les gens de la Ligue ayant brûlé ce domaine,
Zacharie et Salomon Amys, fils de Guillaume, se reti-
rèrent en Bretagne, et furent l'un et l'autre conseillers
au parlement de Rennes. On peut donc supposer que
le fils de Salomon, Pierre Amys, naquit dans la ville
où son père occupait cet emploi. Cependant nous lui
consacrerons une courte notice, à cause de son origine
et à cause du long séjour qu'il fit à Sablé.
Il fit d'abord profession des armes, et fut cadet au
(1) Le Mont Sithon, en Thrace. Sithoniasque nives; Virgile,
Egl. X.
2°
68 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
régiment des gardes. Mais laissons-le parler de lui-
même: «Je fus d'abord cadet au régiment des gardes,
A À A
et en cette qualité je me suis trouvé à plusieurs
siéges et à plusieurs combats. Je fus ensuite volon-
taire en l’armée qui passa en l'ile de Ré pour en
chasser les Anglais. Quelques années après, M. le
cardinal de Richelieu m'ayant fait l'honneur de me
donner un drapeau dans le régiment de la marine,
qui était en ce temps-là un des meilleurs régiments
du royaume, j'y devins lieutenant. Ensuite de cet
emploi, par le désir que j'avais de voir l'Italie,
m'étant offert à M. de Servien, nommé ambassadeur
pour Rome, il me reçut si bien et me témoigna tant
de bonne volonté que son emploi d'ambassadeur de
Rome ayant été changé en celui de plénipotentiaire
à Munster pour la paix générale, je ne pus me
défendre de le suivre en Hollande et en Allemagne.
« Ilme fit paraitre sur le grand théâtre de Munster
au delà de mon mérite, et, de mon côté, j'eus le
bonheur de réussir au delà de ce qu'on attendait
de moi... Au retour de cette longue journée de
Munster (c'est ainsi que les Allemands appellent la
négociation de Munster), je demeurai à Paris auprès
« de la personne de M. de Servien, et y demeurai jus-
«
«C
qu'en 1652, que je fus envoyé à Sablé pour y com-
mander et comme capitaine du château et comme
« lieutenant de M. de Servien, afin de maintenir, pen-
«
dant les troubles, cette place dans le service du roi.
PIERRE AMYS. 69
« Mais, en 4660, le fonds de la garnison ayant été
« retranché, il ne me resta que la seule qualité de
« capitaine du château (1). » C'est ainsi qu'en 1667
Pierre Amys racontait au public les détails de sa vie si
bien employée au service de l'État. Mais il s'exprimait
en d’autres termes quand il faisait de plus discrètes
confidences : alors il parlait avec moins de respect de
M. de Scrvien ets'applaudissait moins de l'avoir accom-
pagné dans ses ambassades. C’est ce que nous apprend
une lettre au chancelier Séguier. Nous publierons cette
lettre, qui est encore inédite:
Monseigneur,
Quoique le silence soit une marque de respect, il est
quelquefois soupçonné d’ingratitude, et je craindrais que
le mien fût mal expliqué, s’il m'empêchait de vous ren-
dre mille très-humbles grâces des appointements qu’il
vous a plu de m’ordonner dans la charge de capitaine
de ce château. C’est un effet de votre justice, Monsei-
gneur, et de la plus noble partie de cette vertu, puis-
qu'il est vrai que du zèle et de la fidélité que j'ai tou-
jours eus pour feu Monseigneur le surintendant et que
j'aurai toute ma vie pour Messieurs ses enfants, que de la
bienveillance qu’il eût pour moi et du choix qu’il en fit,
que du long temps que je l’ai servi, que des importants
services que je lui ai rendus dans ses négociations, dans
les intrigues de la cour en un temps assez fàcheux,
(1) Discours de la noblesse qui s'acquiert par la pourpre des
Parlements de ce Royaume. — G. Ménage, Hist. de Sablé,
deuxième partie, p. 117.
70 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
dans ses disgrâces et dans ses affaires domestiques, il
résulte un certain mérite, qui peut en quelque façon
être le sujet de celte distributive laquelle ordonne des
récompenses. Mais, Monseigneur, faudra-t-il que sa
sœur (1) ne me soit pas si favorable, et que j’obtienne
moins de celle qui doit que de celle qui donne? Les
gages des neuf premières années que j’ai servi feu Mon-
seigneur le surintendant me sont düûs; il fut dit qu’on
les règlerait après dix ans de service. Ce terme est
passé, Monseigneur, mais il n’est pas prescrit. C’est une
vérité connue à toute sa maison que je ne les ai point
reçus; et, si Je n’en étais pas payé, il se trouverait
qu’au lieu d’avoir avancé à son service, pendant ces
neuf années, la meilleure partie de mon temps et du peu
de bien que j'avais, j'aurais perdu l’un et l’autre. On ne
peutpas dire que ses gratifications l’aient acquitté de
cette dette, puisqu’à l’exception de mille livres qu’il
m'ordonna en son ambassade de Hollande, je n’en
ai reçu aucune. C’est ce qui m'oblige, Monseigneur,
d’avoir recours à Vôtre Grandeur et d’implorer votre
bonté. Ma demande, considérée en elle-même, est
peu de chose; à mon regard, c’est tout : mais, de
quelque façon qu’on la considère, 1l me semble, Mon-
seigneur, qu’elle est très-juste et très-raisonnable, et,
si vous avez agréable de me l’accorder, ce me sera
un nouveau moyen pour mieux servir Monseigneur le
marquis de Sablé et Monsieur son frère, en quelque
emploi qu’il vous plaise de me donner, soit ici, soit
ailleurs, pour leur service et pour le bien de leurs
affaires. Je vous supplie donc, Monseigneur, d’agréer la
très-humble prière que je vous en fais; mais je vous
(1) Isabeau Servien, mariée à Arthus de Lionne.
AMYS PIERRE 71
supplie aussi de me faire l’honneur de croire que, quoi
que vous ordonniez, je serai toujours, avec un très-
profond respect et une parfaite soumission.
« De votre grandeur,
« Monseigneur,
« Le très-humble et très-obéissant serviteur,
« Du Ponceau.
« Au château de Sablé, le 24 mai 4659 (1). »
Pierre Amys eut d’autres occasions d'adresser à Ser-
vien, à sa sœur et à ses fils le reproche d’ingratitude.
Ïl nous dit bien, en effet, dans un mémoire écrit pour
le public, qu'il fut, en 4660, après de si longs services,
dépouillé de sa capitainerie; mais il omet de raconter
que cette dépossession fut opérée avec beaucoup
d'éclat, après une vaine résistance. Nous avons des
renseignements à ce sujet dans une autre lettre écrite
au chancelier Séguicr (2).
(1) Bibl. Nation. manuscrits de Saint-Germain-des-Prés, 709
t. XXIX, p. 45. (Corresp. de Séguier.) Une autre lettre du sieur
Du Ponceau, écrite à peu près dans les mêmes termes, se trouve
dans le tome 34 de la même collection, page 11.
(@) Voici cette lettre :
Sablé, le {décembre 1639.
Monseigneur,
Si j'avais prévu que la jalousie et l'inimitié du sieur Du Pon-
ceau, capitaine au château de cette ville, l'eût porté jusques à
rechercher tous ses amis et les forcer à vous écrire des supposi-
tions, je vous aurais informé de son procédé; mais, l'ayant jugé
indigne de votre entretien, je me suis tenu dans le silence, sur
l'espérance de vous en dire quelque chose de vive voix au voyage
12 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Gilles Ménage l’a connu, dit-il, très-particulièrement,
et voici le portrait qu'il fait de lui: « C'était un homme
« qui avait beaucoup de savoir, beaucoup d'esprit,
« beaucoup de courage et beaucoup d'honneur. » Il
n'en faudrait pas tant pour faire un homme accompli:
il y a donc lieu de croire que l'historien ajoute « beau-
coup » à la vérité. «Il mourut à Paris, poursuit Ménage,
que J'ai résolu pour vous rendre compte de mes actions et vous
informer de l'état des choses qu'il vous a plu me commettre.
J'espère partir à cet effet samedi prochain. |
Cependant, Monseigneur, en crainte que mon silence vous
donne quelques impressions des choses qui ont été écrites, je
vous supplie me permettre de vous dire ce qui est passé entre
le sieur Du Ponceau et moi. Sa jalousie de me voir honorer de
la bienveillance de feu Monseigneur Servien lui avait fait tenter
toutes choses pour y prendre ma place; mais la connaissance
qu'avait Monseigneur de son mérite lui continua seulement sa
commission de capitaine. Le congé que j'ai donné à sa garnison
par vos ordres, Monseigneur, lui ayant ôté la moitié de ses reve-
pus et la crainte de se voir congédié lui-même comme personne
très-inutile, l’a rendu mon ennemi déclaré ; joint quelque res-
sentiment de se voir privé de l’usage des meubles de la maison,
dont il a disposé depuis longtemps : lesquels ayant fait invento-
rier et apprécier, j'ai changé Modiène, concierge, aussi,
Monseigneur, par votre ordre. Depuis il a été l'asile de tous
ceux avec lesquels j'ai des différends pour les intérêts de la
succession et blämant en tous lieux contre toutes les apparen-
ces mon ministère, a fait soulever des gens qui n’y auraient pas
pensé ou qui guraient eu assez de respect pour ne pas me faire
des injustices et des procès, comme Messieurs de Piedufour, de
La... (nomillisible), de La Guindonière ct autres, dont j'aurai:
s'il vous plait, l'honneur de vous entretenir. L'inventaire des
meubles a été fait sans lui et sans contestation ; mais celui des
titres, dont il a une des clefs, n’a pu se parachever, et, au lieu de
* Se trouver au dernier jour de la remise, il s'absenta. J'allai au
château avec le sieur Bailly, procureur fiscal et gretlier ; l’on
PIERRE AMYS. 13
«en 1667, à la sollicitation d’un procès pour sa
« noblesse, dans lequel j'ose dire que le parlement de
« Paris, ou le privé conseil du roi fit à sa famille une
«extrême injustice; le parlement de Paris ayant
« ordonné que la succession de Salomon Amys, con-
« seiller en parlement de Bretagne, son père, serait
« partagée noblement, et le conseil du roi ayant déclaré
« les enfants de ce conseiller de Bretagne usurpateurs
« de noblesse pour avoir pris la qualité d'écuyer.
« Notre Pierre Amys fit imprimer à Angers, en 4667,
« au sujet de ce procès, un petit traité intitulé : Dis-
« cours de la noblesse qui s’acquiert par la pourpre
« des parlements de ce royaume, adressé à M. Voisin
« de La Noiraye, maitre des requêtes, intendant de la
« généralité de Touraine (1). » Cet écrit est devenu
rare, et il n'est pas intéressant.
PR
demanda la clef dudit sieur Du Ponceau, qui fut refusée par
sa femme audit... (illisible). Vous savez, Monseigneur, ce que
je pouvais faire, mais je me contentai de lui écrire par experts
etattendis la réponse jusques au quatrième jour, que je retou-
nai avec les mêmes officiers, auxquels je demandai acte de la
sommation que je réitérai à cette femme de délivrer la clef de
Son mari : sur quoi elle s'écria comme si nous eussions été des
voleurs, et nous dit toutes les injures que l'on peut s’imaginer
d'une femme emportée, avec des menaces que je ne saurais
écrire, jusques aux coups de bâton qu'elle me promit de la part
de Messieurs Boislève, ses parents. Ainsi le château, qui devrait
servir d'appui et protection pour le maintien des sujets et droits
de Îa seigneurie, est l'asile des ennemis de ja maison.
DESGRASSIÈRES,
Mss. de Saint-Germain, num. 7109, t. XXIX.
(1) Hist. de Sablé, deux. part., p. 176.
. 14 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
ANGER (yacQuEs).
Jacques ANGEr, né à Château-du-Loir en 1605,
fit de brillantes études au collége de La Flèche, et
obtint la cure de Chargé, ou Sargé, près le Mans,
aussitôt qu'il eut achevé son séminaire. Nous ne con-
naissons de lui qu'une épigramme latine à la louange
de Jean Maan et de Victor Le Bouthillier, archevêque
de Tours, qui se trouve en tête du livre de Maan inti-
tulé: Sancta et metropolitana ecclesia Turonensis.
Ce livre n'eut qu'une édition, en 4667. Jacques Anger
vivait donc encore en 4667, et il était encore curé de
Sargé, car c'est le titre qu'il joint à son nom. Ses vers
sont, d'ailleurs, médiocres.
ARCHAMPAULT (.....)
Nous trouvons dans la Bibliothèque d'Ansart une
courte notice sur la demoiselle AncnamBauLr, de Laval,
auteur d'un écrit qui porte ce titre: Dissertation:
. lequel de l’homme ou de la femme est le plus capable
NICOLAS ARCHANGE. 7
de constance, ou la cause des dames soutenue contre
MM. L. L. R.; Paris, Pissot, 1750, in-12. Suivant
M. Desportes, cette dissertation avait été publiée
d'abord dans le Mercure de France. Nous ne la
rechercherons pas : il suffit de signaler l'existence de
ces déclamations fades, où l'on ne peut rien remarquer
que les écarts du mauvais goût.
ARCHANGE (nicoras).
Nicolas ARCHANGE, religieux capucin de Laval, n'a
pas trouvé place dans la Bibliothèque des écrivains de
son ordre, bien qu'il soit auteur de l’opuscule suivant:
Oraison funèbre de la marquise de Thianges, pro-
noncée dans l'église de Vieillevigne, le 4 septembre
1686 ; Tours, 1686, in-4°. C'est un ouvrage qu'on ne
retrouve plus.
6 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE,
ARTICUS ALBULEI (1.).
Nous lisons dans la Bibliothèque littéraire d'An-
sart :
CS
«
«
« Aucun historien ne parle de cet auteur, qui nous
a procuré une nouvelle édition latine des œuvres de
saint Athanase. L'épître, adressée à M. Guillaume
de Marillac, chevalier, conseiller d'État, contrôleur
général et surintendant des finances, est ainsi sous-
crite : J. ArTicus ALBULEI, Cenomanus. Ce Manceau
nous apprend, dans sa préface, qu'après avoir lu et
corrigé exactement les divers traités de ce saint
Père, il mit en marge ses remarques et les citations
de l'Écriture, qu'il ajouta à ce recueil tout ce qui
compose le cinquième tome, et que Michel Sonnius,
ayant eu avis de ces changements et additions, lui
proposa d'imprimer cette nouvelle édition : à quoi il
consentit d'autant plus volontiers, qu'il y trouvait
l'occasion de servir les lettres et d'offrir un hom-
mage public à M. de Marillac. L'épitre est du 4°
octobre 14571 ; mais l'ouvrage ne parut que l'année
suivante. Outre les additions dont nous avons parlé,
l'édition d'Artic est augmentée de la vie de saint
Athanase par Rufin, Socrate, Sozomène et Théo-
doret, de celle de saint Antoine par saint Athanase,
11
J. ARTICUS ALBULEI.
« de la lettre de ce docteur à Ammon, traduite par
« Jean Coutrier et de cinq dialogues sur la Tri-
« nité (4). » Tels sont les termes d'Ansart. Nous
ajouterons à cette notice quelques observations.
Dom Liron, pour donner un nom français à l’édi-
teur des Œuvres d'Athanase, l'appelle Artice d’Au-
boul (2). Nous ne pouvons nous y opposer ; nous fai-
sons, toutefois, remarquer qu'on ne connaît aucun saint
du nom d’Artice, et nous n'apprenons pas, d'ailleurs,
qu'aucune famille, aucun lieu du Maine, ait jamais
porté le nom d'Auboul. Il s'agit peut-être ici d'avoir
recours à une interprétation anagrammatique.
L'édition des OŒEuvres d'Athanasc, publiée par
Sonnius en 4572, suivant Ansart, ne se rencontre
dans aucune des bibliothèques où nous l'avons recher-
chée ; mais nous en pouvons signaler une autre qui,
publiée par le même libraire en 1581, est tout à fait
semblable à celle dont Ansart nous donne la descrip-
tion. On y trouve et l'épitre de l'éditeur à Guillaume
de Marillac, et les additions qui composent la cin-
quième partie, ou le cinquième tome de l'ouvrage (3),
et les versions de Jean Coutrier. Or, il n'y a pas lieu
de supposer que cette édition est celle de 1572 avec
(1) Ansart, Bibl. lilt. du Maine, page 46.
(2) Bibl. Imp. Cartons de dom Housseau; carton xxx.
(3) M. Desportes suppose à tort que ces éditions des Œuvres
d’Athanase forment cinq volumes; elles ne forment qu'un
volume, divisé en cinq tomes.
18 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
un nouveau titre, car on lit à la fin du volume : « Zypis
cudrbat J. Charron, calcographus, anno Dom. 1581,
calendis Januaru. »
ASSELINE (nicoLas).
L'abbé Nicolas AssELINE, curé d'Evron, est auteur
d'une Table géographique et topographique des noms
latins et français des provinces, villes, bourgs, men-
tionnes dans le Bréviaire du Mans ; Le Mans, 1773,
in-12. Cet ouvrage n'a pas été inutile à Lepaige.
Ansart devait nous faire connaître l'abbé Asseline, qui
était un de ses contemporains ; mais il a négligé de
lui consacrer une notice.
AUBERT (san).
On lit dans La Croix du Maine : « Jean AUBERT,
« sieur de La Morelière, natif du pays et comté du
JEAN AUBERT. 19
Maine. Ce scigneur de La Morclière est l’un des
plus renommés avocats de tout le siége présidial du
Mans ; et quand je dirai de tout le Maine, je n'avan-
cerai rien en cela pour sa gloire qu'il nen mérite
encore plus : car, si l'on veut regarder combien il
est docte et profond en la jurisprudence, et surtout
bien façonné et appris aux consultations, l'on me
confessera que même les voisins du Maine, soit
d'Anjou, Touraine et autres lieux, s'adressent à lui
en ce Cas, pour recevoir son avis avant qu entre-
prendre des procès et autres affaires de semblable
conséquence. Il n'a encore fait imprimer aucune de
ses œuvres, et, toutefois, j'ai bonne connaissance
qu'il a fait plusieurs doctes et bien curieuses Obser-
vations sur le droit et encore sur les Coutumes du
Maine. Il florit au Mans, cette année 1584, âgé de
plus de cinquante ans. »
Sur la foi de cette indication, Ansart (1) a placé le
sieur de La Morelière parmi les écrivains du Maine.
Elle nous est suspecte; il ne nous est pas bien
prouvé que Jean Aubert ait jamais écrit quoi que
ce soit sur le droit ou les Coutumes du Maine. Une
note de Menage, recueillie par Ansart, nous apprend
qu'il avait épousé Anne Le Peletier, fille de Victeur
Le Peletier.
(4) Biblioth. litt., au mot Aubert.
80 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
AUBERT (rcqurs), poëte.
Jacques AUBErRT, né à Saint-Calais, mourut au
Mans, au témoignage d'Ansart, dans les dernières
années du xvu* siècle. Il devait être alors fort avancé
en âge, car il avait étudié, au collége du Mans, sous
Jean Portier de Nevers, et dans l'édition des tragédies
latines de cet illustre professeur, publiée au Mans,
chez François Olivier, en l'année 1619, nous trou- |
vons une ode latine qui lui est adressée par ce Jacques
Aubert (Jacobus Aubert Charilephiensis). C'est, d'ail-
leurs, tout ce que nous connaissons de lui. Nous
ignorons même quelle fut sa profession.
AUBERT (N0EL).
Esprit original, mais léger, téméraire, incapable de
repos, Noël Augerr, sieur de Versé, prit une part très-
active aux controverses religieuses du xvu° siècle, et
NOEL AUBERT. 81
ses brusques changements d'opinion ne causèrent pas
moins de scandale que la violence de ses discours.
Il était du Mans et fit ses premières études dans
cette ville, chez les pères de l'Oratoire. Ayant ensuite
fréquenté l'Université de Paris, il y fut reçu docteur en
la Faculté de médecine. Mais il ne devait pas exercer
longtemps l'art d'Esculape. Né dans la religion catho-
lique, Noël Aubert en observa les pratiques jusqu’à
l'âge où il crut entendre cette voix intérieure qui pro-
pose des doutes à la conseience et l'invite à délibérer.
Conduit alors à l'examen du principal mystère de la
théologie chrétienne, la consubstantialité des trois
personnes divines, il ne tarda pas, dit-il, à conclure
que trois personnes sont nécessairement trois sub-
stances: conclusion déjà formulée par Sabellius et
reproduite par Socin. Ce fut là, comme il nous l'ap-
prend lui-même (1), ce qui le détourna de la voie fré-
quentée par les docteurs orthodoxes. Logicien exercé,
et, par tempérament, libre penseur, il trouva sans
difficulté de nombreux arguments contre la thèse
traditionnelle, et dès lors il n'hésita pas à la rejeter.
En ce temps-là c'était une affaire très-grave que
de se trouver en désaccord avec l'Église sur quelque
point du dogme, et l'on se croyait obligé de déclarer
tout haut ces sentiments particuliers que, de nos
jours, on garde pour soi-même, sans éprouver le besoin
(1) L'Anti-Socinien, p. 11.
82 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de les soumettre à l'épreuve du jugement public. Il
fallait être d’une religion quelconque, et contracter un
engagement solennel avec telle ou telle des sectes bel-
ligérantes. Or, il ne semblait plus possible à Noël
Aubert de demeurer parmi les catholiques, dès qu'il
se sentait complice des opinions de Socin sur le mys-
tère de la Trinité : il abjura donc le catholicisme, et,
comme un acte de cette nature pouvait avoir pour lui
de fâcheuses conséquences (1), il passa la frontière et
choisit pour retraite la ville d'Amsterdam. Il y
demeura longtemps chez les Elzevir, avec Christophe
Sand, le fils, alors correcteur d'imprimerie, qui l'en-
gagea plus avant dans le parti de Socin.
Aubert publia d'abord une traduction latine de
l'Histoire critique de l'Ancien Testament. Elle parut
à Amsterdam, en 1683, in-4°. Il voulut ensuite tirer
quelque chose de son propre fonds et se faire compter
au nombre des docteurs. Dans ce dessein, il rédigea
son manifeste sous ce titre: Reponse au traité de
M. Bossuet touchant la communion sous les deux
espèces; Cologne, P. Marteau, 1683, in-12. C'est un
livre écrit avec peu de mesure, mais qui se recom-
mande par certaines qualités littéraires: la phrase
d'Aubert n'est pas moins correcte qu'animée ; elle
exprime facilement, avec énergie et précision, tout ce
qu'elle doit exprimer. La Réponse au traité de
(4) On voulut, dit-il, attenter à sa liberté et même à sa vie.
Avertissement en tête de L’Avocat des Protestanis.
NOEL AUBERT. 83
M. Bossuet fut bien accueillie dans quelques églises
réformées, et l’auteur dut sans doute au succès de son
ouvrage l'honneur d'être admis au nombre des minis-
tres de la nouvelle religion. Cependant les gens de
goût, qui sont toujours modérés et politiques, furent
loin d'approuver le ton de cette controverse. Dans sa
réponse à Juricu sur la question des espèces, Bossuet
s'était montré « fort délicat, fort adroit, et, en même
«temps, fort honnête {1):» pourquoi done un homme
sans titres et sans autorité, un prosélyte de la veille,
venait-il, n'y ayant pas été convié, prendre part à de
si graves débats et les troubler par l'emportement de
ses discours ? Le conseil suprême de la secte avait
chargé Daniel de Larroque de répliquer à l'évêque de
Meaux, et cette réplique venait de paraître : la pré-
somptueuse ardeur du socinien d'Amsterdam allait
tout compromettre. Telle fut l'opinion de Jurieu et
celle de Bayle, alors ami de Jurieu, qui s'exprimèrent
très-librement sur le compte d'Aubert. Bayle alla
jusqu'à le dénoncer à ses correspondants de Genève
comme un auteur famélique, n'ayant « aucune reli-
« gion, » eten conséquence « écrivant aussi bien le
« pour que le contre (2). » C'est une accusation qui
ne sera jamais complétement justifiée, et, quoi qu'il
advienne, à la date du 9 janvier 1684 Aubert n'avait
encore offert aucun prétexte à des imputations de cette
(4) Bayle, Lettres à sa famille; Lettre 89.
(2) Id., . Ibid. ; ‘ Lettre 96.
4°
84 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
nature. C'était un homme indocile, turbulent, mais
de bonne foi.
Nous venons de le voir, aussitôt qu'Aubert ne s'était
plus trouvé d'accord avec des théologiens catholiques,
il s'était empressé de déclarer son hétérodoxie : il ne
tarda pas à témoigner, au sein même de l'église calvi-
niste, que son esprit naturellement rebelle ne pouvait
accepter aucune règle, aucune contrainte. A la fin du
xvu' siècle, il yavait, chez les protestants, une grande
tolérance; ils répudiaient, d'un commun accord,
les maximes et les pratiques terroristes de leurs pre-
miers docteurs, et laissaient presque un libre cours aux
opinions individuelles. Cependant quelques hommes,
qui avaient une supériorité reconnue de savoir ou
de talent, n’aimaient pas la contradiction. De ce
nombre était le dictateur de l’église de Rotterdam, le
fier et véhément Juricu. Il avait écrit contre les écarts
de la liberté quelques pages, où certains hérétiques
n'étaient guère mieux traités que dans les libelles des
inquisiteurs romains. C'était Gracchus déclamant
contre la sédition ! Aubert, nullement effrayé par les
menaces de Juricu, entreprit de le réfuter. Cette réfu-
tation a pour titre : Le protestant pacifique, ou Traité
de la paix de l'Église, contre M. Jurieu, par Léon
de La Guitonière ; Amsterdam, G. Taxor, 1684, in-12.
Quelle est, suivant Aubert de Versé, la première con-
dition de la paix? C'est la tolérance absolue. Entre
toutes les opinions nées et à naiître le choix appartient
NOEL AUBERT. 85
aux consciences, et aucun pouvoir, ecclésiastique ou
civil, n'a le droit d'imposer aux consciences ce qu'elles
ne veulent pas accepter. Voici comment l'adversaire
de Jurieu montre que le gouvernement civil doit être
indifférent en matière de religion :
« Je ne ferai pas de longs discours pour prouver
« qu'on doit tolérer dans la société civile toutes sortes
« d’hérétiques. Cela est trop clair par la raison et par
« la foi. Par la raison, car chacun est libre et maître
« de ses propres sentiments. Il n'y a que Dieu seul qui
« puisse régner sur les esprits. Comme je n'ai aucun
« droit de forcer les autres à avoir mes sentiments,
« personne n'a aussi le droit de me forcer à prendre
« les siens. La religion est une obéissance volontaire
« et un sacrifice du cœur: les hommes n'y peuvent
« rien prétendre ; autrement la société ne deviendra
« qu'une multitude d'ennemis armés, toujours aux
« mains et aux couteaux les uns contre les autres. A
« la vérité, les princes et les magistrats sont les pro-
« tecteurs des sociétés ; Dieu leur a donné l'épée pour
« les défendre: mais toute leur autorité ne va que
« jusques à faire observer les lois qui les soutiennent
« et punir les crimes qui les violent. »
Ce sont là de bonnes sentences. Elles ont pour com-
mentaire un volume écrit avec beaucoup de verve, qui
dut causer à Jurieu d'assez grands déplaisirs. Bayle,
qui était alors dans les meilleurs termes avec Jurieu,
ne put se défendre d'approuver au moins quelques par-
86 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
ties de ce volume : «Il faut avouer, » écrivit-il à L'En-
fant, qu'il y a de «l'esprit en bien des endroits {1). »
Quant à Jurieu, « le plus emporté de tous les
«hommes (2), » qu'avaient pu mettre en feu les objec-
tions graves et mesurées du tendre Nicole, un homme
de ce caractère n'était pas fait pour endurer patiem-
ment les réprimandes acerbes et parfois arrogantes
d'un libelliste de son parti. Avant, toutefois, de des-
cendre jusqu'à lui, Jurieu se contenta d'exercer une
plus facile vengeance. Comme il avait la haute influence
dans tous les consistoires calvinistes de la Hollande, et
tenait presque asservis à sa ferme volonté les nou-
veaux, les anciens et les diacres de toutes les compa-
gnies,
Du tyran soupçonneux pâles adulateurs (3),
il fit déposer une plainte au consistoire d'Amsterdam
contre le ministre socinien, et celui-ci fut suspendu de
ses fonctions.
Jusqu'alors Aubert vivait assez misérablement du
produit de son ministère : dès qu'ilen fut dépouillé, il
se fit recevoir bourgeois d'Amsterdam et obtint un
diplôme d'agrégation au collége de médecine de cette
ville. En même temps, il fut employé par l'éditeur
des Vouvelles solides et choisies, et concourut à la
(4) Bayle, Lettres choisies ; Lettre 42.
(2) Id, Lettres à sa famille ; Lettre 127.
(3) Id., Ibid. ; Lettre 114.
NOEL AUBERT. 87
rédaction de cette feuille. Mais ces occupations pai-
sibles ne pouvaient satisfaire un esprit ardent et
tumultueux comme le sien. Après avoir eu la gloire
d'offenser Bossuet et Juricu, il entreprit de renverser
une autre idole, René Descartes.
On avait dit avant lui, mais sans justifier ce propos,
que Spinosa ne devait pas être distingué des autres
cartésiens, et que, nonobstanttoutes les dissimulations,
tous les subterfuges, partant les uns et les autres d'un
principe commun, ils étaient condamnés les uns et les
autres par l'inflexible logique à l'aveu des mêmes
conclusions. Aubert trouva dans ce propos mal fondé
la matière de deux réquisitoires, et les publia dans un
même volume, à Amsterdam, chez Jean Crelle, en
4684 (1), in-8°. L'un est en français sous ce titre:
L'impie convaincu, ou dissertation contre Spinosa ;
l'autre, en latin, est intitulé: Authoris Epistola ad
amicum N. de Spinosianæ impietatis origine. L'en-
semble de ces deux pièces est un recueil d'apostrophes
injuricuses à l'adresse des nouveaux philosophes. La
thèse de Spinosa est, on le sait, que la définition de la
substance équivaut à celle de l'étendue, et que, l'éten-
due sans limites étant la substance infinie, cette sub-
stance est l'universel par excellence qui seul doit rece-
voir le nom de Dieu. On peut lui répondre, avec les
théologiens, qu'il n'est pas permis de confondre en
(1) Quelques exemplaires portent la date de 1685.
88 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
nature l'éternel Créateur avec les êtres créés dans le
temps, produits de rien, et nés pour mourir : avec les
philosophes, que la substance est le nom commun,
sans être l'essence commune de toutes les choses sub-
sistantes, et que, pour être régies par une même loi,
ces choses n’en sont pas moins des existences indivi-
duellement déterminées. Eh bien ! ni l’une ni l’autre
de ces réponses n'est celle d'Aubert. Quand il prétend
donner à d'autres une leçon de logique, il ne tire de
son esprit mal réglé que des hypothèses discordantes.
Ainsi, d’une part, il admet une matière éternelle, de
l'autre un Dieu matériel, et suppose ensuite que ces
deux substances se partagent l'étendue. Telle est son
étrange doctrine, et il la développe, sans épargner les
gros mots à ses adversaires, avec une assurance que
rien ne semble pouvoir troubler. Bayle, qui a critiqué
ce livre d'Aubert, l'a fort maltraité. Assurément il en
avait le droit: mais il n'a pas fait remarquer que la
doctrine de ce livre est un manichéisme grossier.
Aubert ne dut pas en recueillir d'abondants profits.
C'est pour cela sans doute qu'il prit le parti de faire
des traductions. Il traduisit en français les Acta eru-
ditorum, publiés à Leipsig en 4682. Cette version
française parut à La Haye, en 1685, en 2 vol. in-12.
Dans le même temps il traduisit du latin, avec un
collaborateur dont le nom nous est inconnu, l'Histoire
du Papisme de Jean-Henri Heiddeger, professeur à
Zurich : Histoire du Papisme, ou Abrégé de l'histoire
NOEL AUBERT. 89
de l'Église romaine depuis sa naissance jusqu'à Inno-
cent XT; Amsterdam, Westein, 1685, 2 vol. in-192.
Mais si grandes que fussent les difficultés de sa vie,
Aubert ne pouvait longtemps se consacrer tout entier à
ces travaux modestes, et il eut bientôt repris son
essor.
L'humeur despotique de Jurieu et ses doctrines peu
libérales avaient offensé beaucoup deses anciens amis:
même parmi les pasteurs de l'église de Hollande,
quelques-uns s'étaient déjà décidés à secouer le joug
de cet homme superbe. Ainsi, jugeant les circonstances
favorables pour une nouvelle agression, Aubert s'em-
pressa d'en profiter et publia : le Nouveau Visionnaire
de Rotterdam, ou examen des paralleles mystiques
de M. J'urieu, sous le pseudonyme de Théognoste de
Bérée; Cologne, 1686, in-12. On sait qu'Aubert
était incapable d'observer ce qu'on appelle les conve-
nances littéraires : on suppose donc qu'il ne traita
pas Jurieu, dans ce nouvel écrit, avec beaucoup de
ménagements.
En effet il y fut à ce point ironique et offensant,
que Bayle, qui connaissait assurément les mauvais
côtés de Jurieu, fut indigné de le voir attaqué de telle
sorte. Or nous avons lieu de croire que l'opinion de
Bayle sur le Nouveau Visionnaire fut, même à Rot-
terdam, presque l'opinion publique. Ce qui nous le
prouve, c'est qu'ayant fait cet éclat le fécond libelliste
changea lui-même presque aussitôt de langage. S'é-
90 IISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
tant en effet retourné vers les catholiques, il publia,
vers le même temps, contre Nicole : L'avocat des pro-
testants, ou Traite du schisme, par le sieur A. D. V.;
Amsterdam, Mortier, 1686, in-12 ; pamphlet écrit
avec plus de mesure, où, pour désavouer, comme il sem-
ble, Théognoste de Bérée et Léon de La Guitonière,
Aubert de Versé rend un hommage tardif au savoir, au
talent de Jurieu. I ne paraît pas, toutefois, qu'il se fût
personnellement rapproché de lui. Dans les sectes,
comme dans tous les partis, l'adversaire dont on
s'éloigne le plus est ordinairement celui avec lequel on
est le moins en désaccord. C'est pourquoi nous suppo-
sons qu'Aubert modifia, quant à Juricu, le ton de ses
discours par condescendance pour le public offensé.
Les choses en étaient là, semblant s'apaiser, quand
parut un Factum anonyme, où Noël Aubert, sieur de
Versé, était dénoncé à tous les rois, à tous les peuples
de l’Europe, comme un abominable fauteur de dis-
cordes civiles, un professeur de scandaleuses impiétés,
un homme qui, par ses livres et ses mœurs, avait
mérité d'être mis aux mains du bourreau, ou, pour le
moins, chassé de toutes les terres habitées. Quel était
l'auteur, ou, du moins, l'éditeur de ce factum violent,
déraisonnable et même obscène? On l'apprit bientôt :
c'était Jurieu lui-même. Aubert ne pouvait manquer
de lui répondre. Cette réponse, qui porte la date du
3 janvier 4687, nese fit pasattendre. Ellea pour titre:
Manifeste contre l'auteur anonyme d’un libelle inti-
NOEL AUBERT. 91
tulé: Factum pour demander justice aux puissances
contre Noël Aubert, dit de Versé ; 14687, in-4°. Il faut
bien le dire, Jurieu ne retira pas grand honneur de
cette affaire : signalé comme un monstre de perver-
sité, Aubert se justifia devant le public, ou à peu
près, et, d'autre part, il traita son dénonciateur de
manière à le faire repentir de son entreprise. Quand
.Bayle, qui trop longtemps avait été le défenseur et
l'ami de Jurieu, fut à son tour obligé de se défendre
contre ses calomnies, il justifia même le sieur de Versé,
cet ardent libelliste qu'il avait autrefois si durement
condamné (1). Il dit, en effet, de Jurieu dans sa Cabale
chimerique: « On le fera souvenir du factum qu'il a
« publié contre Aubert de Versé, si plein de saletés
« qu’à peine y a-t-il de prostituée qui pût les lire sans
« rougir. Tout le monde a été scandalisé qu'un
« ministre, en cela moins scrupuleux qu'un orateur
« païen, ait voulu fouiller dans de telles ordures, les
« faire venir de France à grands frais, les copier, les
« mettre en ordre, les corriger sur l'épreuve de l'im-
« primeur et les distribuer partout. On en était d'au-
« tant plus scandalisé qu'on savait bien qu'il n'était
« poussé à cela que par un ressentiment personnel, à
« cause que cet homme médisait de lui, mais principa-
« lement à cause qu'il avait été le premier qui avait
« relevé dans un écrit public l’absurdité et pitoyable
(1) Lettres choisies de M. Bayle, lettre 67.
92 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« contradiction où M. Jurieu était tombé, en se mé-
« lant d'écrire sur les persécutions de religion, et que
« tout fraîchement il avait publié un livre sous le
« titre de Nouveau Visionnaire de Rotterdam, où il
« l'avait désolé. Cette connaissance du vrai motif et
« l'horreur publique contre ce factum furent cause
« qu'on n'eut point de pitié de le voir échouer miséra-
« blement dans cette entreprise. De Versé le foudroya
« par un autre factum où il mit son nom, se montrant
« plus assuré que son délateur, qui avait caché le
« sien (4). » C'est un témoignage considérable en
faveur de Noël Aubert. Il importe d'autant plus de le
recueillir et de le mettre en pleine lumière que peu de
gens ont témoigné pour lui. Aux uns son ennemi
redoutable inspirait trop de terreur ; aux autres il
inspirait lui-même trop peu d'estime.
À la même date, Aubert publia: Le Tombeau du
Socinianisme,ou Nouvelle methode d'expliquer le mys-
tère de la trinite ; Francfort, 4687, in-12 ; une réim-
pression du Vouveau Visionnaire est jointe à cet
ouvrage. La même année vit encore paraître: Traité
de la liberté de conscience, ou De l'autorité des sou-
verains sur la religion des peuples, par L. D. L. G.
(Léon de la Guitonnière, c'est-à-dire Noël Aubert de
Versé); Cologne, P. Marteau, 1687, in-12. Aubert
triomphait, et abusait même un peu de son triomphe.
(1) La Cabale chimérique, ch. 4.
NOEL AUBERT. 93
Tandis que Jurieu rassemblait ses fidèles et cherchait à
se consoler dans leur compagnie de l'échec que venait
de subir son orgueil, Aubert quittait Amsterdam, arri-
vait, la tête haute, dans les quartiers de son adver-
saire, se faisait admettre dans les meilleures compa-
gnies de la ville et défait insolemment la persécution.
C'est ce que Bayle raconte en des termes plus pitto-
resques, lorsqu'il dit : « Ilest ensuite venu le braver
_« jusques sur son fumier, à Rotterdam, passant et
« repassant, y séjournant et se produisant par-
« tout (4). »
Il en était là, quand tout à coup on le vit changer
de langage cet de tenue. Quel événement était venu
l'attcindre au milieu de son succès et porter le
trouble dans ses résolutions ? on l'ignore. Nous soup-
çonnons qu'après s'être engagé fort loin, il redouta
les ressentiments qu’il avait provoqués, et crut devoir
prendre la retraite tandis que les voies étaient
encore libres. Il n’y avait pas, en effet, beaucoup de
sûreté dans les villes de la Hollande pour un ennemi
déclaré de Jurieu. Celui-ci ne manquait pas de parti-
sans fanatiques et l’un d'eux pouvait le venger. Cepen-
dant la malveillance ne manqua pas d'attribuer à
d'autres causes le changement qu'elle remarqua bien-
tôt dans la conduite d'Aubert. M. Weiss (2) et après
(1) Bayle, La Cabale, ibid.
(2) Biographie universelle.
94 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
lui M. Desportes (1), attribuent à Noël Aubert Les
Trophées de Port-Royal renverses; Amsterdam,
1688, in-12. Cette attribution est crronée. L'auteur
des Trophées s'exprime ainsi dans la préface de ce
livre : « Il y a quatre ou cinq ans que l’auteur ano-
« nyme qui répondit en Hollande au traité de M. Bos-
« suct... touchant la communion sous une seule
« espèce, promit dans sa préface de nous faire part
« bientôt d'un ouvrage de sa façon, contenant la
« réfutation des preuves que MM. Arnauld et Nicole
« ont apportées, pour justifier que l'Église des six
« premicrs siècles a cru la présence réelle et la trans-
« substantiation.. Cependant le public ne voit pas
« encore l'exécution d'une si belle promesse, quelque
« impatience qu'il ait de la voir. C'est là ce qui me
« fait croire qu'il y a quelques raisons fortes qui
« arrêtent cet auteur au milieu de sa course, et c'est
« ce qui m'oblige aussi à hasarder l'édition des
« remarques que j ai faites 1l y a près de douze ans. »
C'est bien Noël Aubert qui répondait en 1683 au
Traité de Bossuet; c'est bien lui qui, dans la préface
de cette réponse, prenait l'engagement de renverser
bientôt les « trophées imaginaires» de Port-Royal ;
mais, en l'année 1688, il avait d’autres soins: il
négociait son retour en France, et préparait sa con-
version.
(1) Bibliographie du Maine.
NOEL AURERT. 95
L'occasion était favorable. Le ministre Chateauneuf
et le P. de La Chaise lui-même firent bon accueil aux
ouvertures d'Aubert, et il obtint bientôt une lettre de
cachet qui lui permit de rentrer dans sa patrie. Il n’en
profita pas sur-le-champ. Il fit d'abord un voyage en
Angleterre, au mois de juillet de l'année 1688, pour
aller terminer quelques démêlés avec une réfugiée
protestante, Mademoiselle Cabaret, mère de sa femme.
Cette affaire, qu'il ne termina pas heureusement, le
retint un an encore sur la terre infidèle (4). Enfin,
vers le milieu de l’année 14689, Aubert vint à Paris, et
n'eut rien de plus pressé que de solliciter son admis-
sion au sein de l'Église catholique.
Comme il s'était signalé chez les protestants par
l'intempérance de ses déclamations, et qu'il avait été,
dans ce parti, l'un des chefs de la plus turbulente
milice, on mit quelques difficultés à recevoir sa rétrac-
tation pour lui donner plus d'éclat. L'abbé d'Aquin,
agent général du clergé de France, l'archevêque de
Paris, et l'évêque d'Agen, Mascaron, qui avait autre-
fois compté Noël Aubert parmi ses élèves, lorsqu'il
professait la rhétorique au collége du Mans, s'em-
ployèrent en sa faveur et firent d'actives démarches
pour obtenir sa réintégration. Elle lui fut accordée
avant la fin de l'année 1689 (2), avec une pension
modique ; mais il lui fut imposé, comme pénitence,
(1) L'Anti-Socinien, p. 322 etsuiv.
(2) Ellies Dupin, Auleurs ecclésiastiques du xvne siècle, t, II.
96 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
d'écrire et de publier un ouvrage qui devait contenir
le désaveu de ses anciennes erreurs. C'est pour obéir
à cet ordre qu'il publia d'abord : La veritable clef de
l’Apocolypse, ouvrage où, en réfutant les systèmes
qu'on a bâtis dessus jusqu'ici, l'on indique la veri-
table, et où l’on découvre en particulier l'illusion des
prédictions de J. F. P. D. R. (Jurieu, faux prophète
de Rotterdam); Cologne, 1690, in-12. Quelques
années après parut: L’Anti-Socinien, ou Nouvelle
apologie de la foi catholique contre les Sociniens et
les Calvinistes, Paris, Mazuel, 1699, in-12. Ce livre
est un acte de pénitence fait à deux genoux : de l’an-
cien homme il ne reste qu'une chose, cette violence
de langage que n'avaient pas toujours approuvée les
calvinistes les plus résolus. Enfin il offrit un dernier
gage de sa soumission dans l'ouvrage suivant : La clef
de l’Apocalypse de saint Jean, ou Histoire de l'Eglise
chrétienne sous la quatrième monarchie; ouvrage
dédié au pape, qui fut publié à Paris, en 1703, chez
Daniel Hortemels, en 2 vol. in-8.
Noël Aubert, sieur de Versé, mourut à Paris en
4741, sur la paroisse de Saint-Benoît. Il menait gncore
la vie la plus agitée, et, comme il s’exprimait sur
toutes choses avec beaucoup trop de liberté, bien des
gens refusaient de croire à la sincérité de son retour
parmi les catholiques. À notre avis sa conversion
était sincère, sans être complète. Telles sont presque
toutes les conversions. Les hommes que les circons-
NOEL AUBERT. 97
tances ne font jamais varier sont rares. Il faut
donc toujours exprimer avec modération l'opinion
que l'on a, puisqu'on n'est pas certain de l'avoir
toujours. Quant aux gens qui n'observent pas cette
règle, il yen a de deux espèces. Les uns sont par
nature indociles, querelleurs, et se précipitent d'un
extrême à l’autre par goût pour l'éclat et le scan-
dale; leur intempérance est de la maladie : les autres
sont tout simplement des misérables, qui, scep-
tiques et riant de tout dans le particulier, poussent en
public des clameurs pour satisfaire les rancunes de qui
les paye. Noël Aubert n’était pas de ces derniers, puis-
qu'il a toujours vécu dans l’indigence. Nous n’excusons
pas sa conduite ; nous avons trop de raisons pour ne
pas l'excuser: nous l’expliquons comme elle nous
semble devoir être expliquée.
M. Weiss a mentionné, dans la Biographie uni-
verselle, les titres de quelques ouvrages qui sont im-
proprement attribués à Noël Aubert de Versé : à cette
liste nous ajouterons: Histoire abrégée de la naissance
et des progrès du Kouakerisme; Cologne, 1692,
in-12.
98 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
AUBERT (Jacques), médecin.
On lit dans la Bibliothèque française de La Croix
du Maine, à la lettre À : « AuBERT, natif du pays
« du Maine, médecin à Lausanne, l'an 1570. Il a écrit
« quelques traités de médecine, imprimés à Lausanne,
« chez François Le Preux. » Plus loin, à la lettre J,
La Croix du Maine publie la notice suivante : «Jacques
« Aubert, médecin vendômois. Il a écrit des Natures
« et Complexions des hommes et d’une chacune partie
« d'iceux et aussi des signes par lesquels on peut
« discerner la diversité d'icelles, imprimé à Paris,
« chez la veuve de Pierre Du Pré, l'an 14572. » La
Croix du Maine n'a-t-il pas consacré deux articles au
même auteur? On le suppose dès l'abord. A l'appui de .
cette supposition vient ce qu'on lit dans la Bibliothè-
que de Du Verdier : « Jacques Aubert, Vendômois, a
« écrit en 814 chapitres un livre Des Natures et Com-
« plexions des hommes et de chacune partie d'iceux,
« et aussi des signes par lesquels, etc., etc., imprimé
« à Lausanne, in-8°, par François Le Preux, 1571,
«_et à Paris, in-16, par la veuve Pierre Du Pré, 1572.»
Voici ce que nous avons dit ailleurs à ce sujet : « C'est
« à Lausanne que, suivant La Croix du Maine, furent
JACQUES AUBERT, 99
imprimés les traités d'Aubert, médecin manceau;
c'est à Lausanne que, suivant Du Verdier, eut lieu
la première impression du traité Des Natures et
Complexions de Jacques Aubert, médecin ven-
dômois. En outre, ce traité Des Natures et Com-
plexions, imprimé, suivant La Croix du Maine, à
Paris, chez la veuve Picrre Du Pré, avait été déjà
publié, suivant Du Verdier, chez Le Preux, à Lau-
sanne, et ce Le Preux est désigné par La Croix du
Maine comme l'éditeur des œuvres médicales du
médecin manceau. Il est donc évident qu'il s’agit
ici d’un seul auteur, que La Croix du Maine a porté
d'abord à la lettre À de sa Bibliothèque, ignorant
son prénom, et qu'ensuite il a, mieux informé,
inscrit à la lettre J. Cependant toute difficulté n'est
pas résolue. L'un des deux auteurs est dit « natif du
pays du Maine, » et l'autre Vendômois. La Monnoye
ayant rencontré sur un traité latin du médecin de
Lausanne cette désignation : Jacobi Auberti, Vin-
donis, à traduit le mot Vindonis par « de Laval,
au Maine (4).» La Croix du Maine et Du Verdier
auraient donc lu Vindocinensis, de Vendôme, pour
Vindonis, et à ce compte le Vendômois Aubert
serait Aubert natif du Maine. Mais cette explication
ne peut être reçue. En effet la ville de Laval a été
désignée en latin sous les noms divers de Laval-
(t) Notes sur Aubert, à la lettre A. édit. de La Croix du Maine ;
par Rigolez de Juvigny.
4 Li
100 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
«
lum, Lavalleum, Lavallis, Vallis, Vallis Gui-
donis (1), mais jamais sous celui de Vindonis. C'est
une erreur de La Monnoye : Vindonis, Vin-
donensis, Vindocinensis pagus, c’est le Vendômois.
Et, d'ailleurs, il existe plus d'un traité latin de
J. Aubert; nous en connaissons plusieurs, dont les
uns portent au titre Vindonis, les autres Vindoci-
nensis medici. Jacques Aubert, médecin à Lausanne,
était donc incontestablement originaire du Vendô-
mois. Mais tout le bas Vendômois, où se trouvaient
les bourgs, les villes considérables de Lavardin,
Montoire, Roches-Lévesque, Savigny, Troo, etc.,
appartenait alors au diocèse du Mans. D'où 1l suit
que Jacques Aubert pouvait être à la fois du Ven-
dômois et du Maine : du Vendômois au temporel,
du Maine au spirituel. C'est là ce qui nous paraît
démontrer l'identité des deux auteurs. Il n’en faut
donc reconnaitre qu'un : Vendômois, selon Du Ver-
dicr; Vendômois et Manceau, selon La Croix du
Maine, né sans doute à Montoire, patrie de Phi-
lippe de Montoire, de Bouvard et de Chartier.
MM. Chaussier et Adelon (2) ne désignent, il est
vrai, qu'un seul Jacques Aubert, médecin à Lau-
sanne, auteur du livre Des Natures et Complexions
et du traité de Metallorum Ortu, mentionné par
La Monnoye; mais ils le font naître à Vendôme et
(1) M. Cauvin, Géogr. anc.
(2) Biographie universelle de Michaud,
JACQUES AUBERT. 401
« mourir à Lausanne en 1586. Il est né dans le bas
« Vendômois et non pas à Vendôme, Vendôme étant,
« comme capitale du haut Vendômois, du diocèse de
« Chartres (1). »
Ces explications données, nous allons faire connai-
tre les ouvrages de Jacques Aubert, dont la liste n’est
complète ni chez La Croix du Maine, ni chez Du Ver-
dier. |
Il s'agit d'abord d'un Libellus de Peste; Lausanne,
14571, in-8. Nous ne trouvons que le titre de cet
ouvrage: il parait que les exemplaires en sont rares.
Il faut citer ensuite : Des Natures et Complexions des
hommes et d’une chacune partie d'iceux, etc., etc. ;
Lausanne, Le Preux, 1571, petit in-8° de 202 pages,
et Paris, veuve Du Pré, 14572, in-16 (2). Dans la
dédicace de ce livre, adressée à l'avoyer de Berne,
J. Aubert dit qu'il l'a traduit en français d'un ouvrage
latin.
Le traité de J. Aubert qui fit le plus de bruit a pour
(4) Bibliographie universelle, publiée par M. Jannet, p. 32 de
de la première partie, t. [. Ajoutons que Le Corvaisier est tout
à fait de notre avis. Nous publicrons ici un passage de Le Cor-
vaisier qui n'était pas encore tombé sous nos yeux au moment
où nous avons communiqué la note que l’on vient de lire à
l'éditeur de la Bibliogr. univers. En parlant d'Ambroise Paré, Le
Corvaisier s'exprime ainsi : « Il avait pour contemporains et
compalrioles plusieurs excellents médecins, tels qu'étaient
Jacques Aubert, qui exerçuit avec réputation la médecine à
Lausanne, etc.,etc. » (list. des év. du Mans, p. 854.)
(2) Il y a des exemplaires de l'édition de 1572 au nom du
libraire Nicolas Bonfons.
102 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
titre : De Metallorum ortu et causis contre chemistas
brevis et dilucida Explicatio ; Lyon, J. Berion, 4575,
in-8°, de 70 pages. C'est un pamphlet véhément contre
les chimistes : chimistes ou alchimistes, qu'il appelle
des charbonniers et des fumivores, sans mettre à cou-
vert de ces injures leur vénéré maître Albert le Grand.
Ils s'empressèrent derépondre à cette provocation. Un
d’entre eux, Joseph Du Chesne, sieur de La Violette,
publia contre Aubert: Ad Jacobi Auberti, Vindonis,
de ortu et causis Metallorum Josephi Quercetani,
Armeniaci, Responsio; Lyon, Lertot, 1575, in-8°.
En tête de ce volume se trouvent diverses épigrammes
latines et françaises contre le médecin vendômois. Nous
citerons celle-ci :
Aubert, de ce tien petit livre,
De ce tien nain, ton nourrisson,
Gardé dix ans en ta maison,
La presse ne fut si tôt libre,
Qu'il voulut les géants ensuivre
Echelant les cieux sans raison,
Et faisant du mauvais garçon ;
— Là haut, dit-il, 1 me faut vivre,
Pour moi seul est cette ambroisie! —
Lors Jupin, qui vit la folie
De ce galant, lui dit : — Tout beau!
A tort j'employerais mon foudre;
Mais vous serez dans un tombeau
En un moment réduit en poudre.
JACQUES AUBERT. 103
Le traité de Jacques Du Chesne est, en effet, une
victorieuse défense de la chimie. Mais Aubert aimait
trop la dispute pour ne pas répliquer. Comme on avait
mal apprécié, disait-il, [a portée de ses arguments
contre l'usage des poisons métalliques, il publia
d'abord pour s'expliquer : De Calcinatis cancrorum
oculis, et chemiam non esse vanam; Lyon, 1576,
in-12. Ensuite parut, à l'adresse de Jacques Du
Chesne, un petit volume intitulé : Jacobi Auberti,
Vindonis medici, duæ apologeticæ Responsiones ad
Josephum Quercetanum; Lyon, 1576, in-8°. Cette
réponse est, selon l'usage, précédée de quelques vers
adressés par un anonyme aux détracteurs d'Aubert :
Alqui non puduit juvenes, implumibus alis,
Aspersisse senem probris et pure maligno.
Quæ tamen in tenues vanescunt haud secus auras
Quam chemicum toties ex follibus evolat aurum..….
Un certain Jean-Antoine Fenot, de Bâle, prit aussi
la défense d'Aubert dans le pamphlet suivant : Alexi-
pharmacum, sive Antidotus apologelica ad virulen-
has Josephi cujusdam Quercetanievomitas in librum
J, Auberti de Ortu, etc., etc.; Bäle, in-8°.
Les chimistes à leur tour répliquèrent: Prisciani,
Cœsariensis, adversus Jac. Aubertum, pseudo-medi-
cum, Grammaltica expostulatio; Lyon, in-8°, sans
autre indication. On suppose que Priscien s'adresse
gr
FA
404 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
au public, pour lui dénoncer un certain nombre d'in-
corrections grammaticales commises par Jac. Aubert.
Au préambule se trouvent encore des épigrammes,
qui ne sont pas du meilleur goût. Qu'on en juge :
Priscian à ses compagnons les grammairiens.
Vous, Valle et Calepin, Donat et Despautaire,
Vous, dis-je, qui hantez avec moi les régents
Qui se peinent d'apprendre aux plus petits enfants
Du collége les lois qui sont en la grammaire,
Donnez commun secours à un commun affaire ;
Accourez, mes amis, ou tous vos rudiments
Sont du tout renversés par Jaquet courbé d’ans,
Qui se montre à ce coup notre grand adversaire.
Toi, Valle, garde bien, je te pry’, d’une part
Que le galant n’échappe. — Or sus ! brayes à part !
Puisque nous te tenons, nous te ferons dédire!
Jaquet criait merci; il ruisselait de sang :
Quand le bon Calepin, qui fessait en son rang,
Le lâcha. Mais pourquoi? Fi! je ne l’ose dire,
Ce gros mot acheva le débat. Aubert ne voulut pas
sans doute répondre sur ce ton. Il publia dans la
suite : Progymnasmala in Joan. Fernelti, med.,
librum de abditis rerum naturalium et medicamen-
torum causis; Bâle, Henricpetrus, 1579, in-8°. A
cette date J. Aubert habitait Neufchâtel et son livre
est dédié aux magistrats de Berne. On a encore du
même auteur : Jacobi Auberti, Vindocinensis medici,
FRANÇOIS AUBERT. 105
Instlilutiones physicæ in quatuor partes distributæ,
quæ adeo perspicuæ sunt ut in libros Aristotelis qui
ITect ouoixñs axpodosws inscribuntur instar commenta-
riorum ainscribi possint; Lyon, Ant. de Harsy,
14584, in-8°. Enfin nous connaissons encore de Jac-
ques Aubert un opuscule de 72 pages, sous ce titre :
Semeiotice, sive ratio dignoscendarum sedium male
affectarum est affectuum præter naturam; Lausanne,
1587, et Lyon, J. Chouet, 1596, in-8°.
AUBERT (François).
François AuBEerT, né à Saint-Calais, entra jeune
encore chez les religieux bénédictins de cette ville.
Nous le voyons ensuite, à l’âge de vingt-cinq ans, se
soumettre à la réforme monastique, et faire profession
à Vendôme, le 16 juin 1644. En 1660, il était nommé
prieur de Saint-Faron de Meaux. Il fut envoyé de [à
prieur à Vendôme. Plus tard, jouissant dans son ordre
de la meilleure renommée, il fut élu successivement
abbé de Saint-Allyre de Clermont et de Saint-Augus-
tin de Limoges. Nous empruntons ces détails à l'Æis-
toire littéraire de la congrégation de Saint-Maur :
406 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
les abbayes de Saint-Allyre et de Saint-Augustin,
comme appartenant à la congrégation de Saint-Vanne,
avaient alors des abbés triennaux qui ne sont pas
mentionnés dans le Gallia Christiana. On cite, en
outre, plusieurs traits de la vie de François Aubert,
qui prouvent son désintéressement et sa charité.
Au retour du chapitre général de 1681, où il avait
été appelé comme un des représentants de la province
de Normandie, étant alors prieur de Bonne-Nouvelle
de Rouen, il fut atteint par une maladie qui l'emporta.
Nous lisons dans l'Histoire littéraire de la congréga-
hon de Saint-Maur : « I] possédait parfaitement les
« ouvrages de saint Augustin, dont il avait fait une
« lecture assidue. Il avait commencé un commentaire
« sur l’Ecriture Sainte, tiré principalement des écrits
« de cet incomparable docteur de l'Église. » Il mourut
le 24 juin 1681.
AUBERT (CHARLES).
Il reste de Charles AuBerT un assez grand nom-
bre d’écrits, mais on connaît mal l'histoire de sa vie.
Ansart nous dit, en peu de mots, qu'il était du Mans,
_
CIIARLES AUBERT. 107
et qu'il publia le dernier de ses ouvrages en 1653,
âgé de quatre-vingt-six ans. Ainsi la date de sa nais-
sance est l'année 14567. Ansart ajoute qu'il fut long-
temps irrésolu quant au choix de sa profession, et
qu'enfin, s'étant déterminé pour l'Église, il fut ordonné
par l'évêque Charles de Beaumanoir. Ansart, qui était
religieux, n'aimait peut-être pas les vocations tardi-
ves. C’est pour cela sans doute qu'il enveloppe ici
de quelques nuages la portion la plus considérable de
la vie de Charles Aubert. Ces nuages dissipés, on
saura du moins qu'avant d'être prêtre Aubert était
avocat.
Le dernier ouvrage dont parle Ansart a pour titre:
De la vie unitive de l'âme du serviteur fidèle avec
son Dieu. Or, dans l'épitre qui le précède, on lit que
l'évêque Charles de Bcaumanoir eut recours à la
médiation de l’auteur pour instituer une maison de
religieuses Ursulines dans la ville du Mans, et,
en 1622, un Charles Aubert, avocat, publiait au
Mans, chez Gervais Olivier, le récit des démarches
par lui faites soit auprès de l'évêque, soit auprès de la
supéricure des Ursulines de Laval, au sujet de cet
établissement. Ainsi, quelle que soit la diversité des
conditions, nous avons sous le même nom une même
personne, Charles Aubert né en 1567, avocat en 1622,
ordonné prêtre avant 1629.
Si Charles Aubert se sentit porté vers le ministère
ecclésiastique par une irrésistible vocation à un âge
108 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
où bien rarement on change de carrière, on peut dire,
pour expliquer sa conduite, que, même sous la robe
de l'avocat, il s'était toujours montré fort ardent pour
les intérêts de l'Église. Son écrit en faveur des Ursuli-
nes, intitulé Établissement des religieuses de Sainte-
Ursule en la ville du Mans, est d'un dévot passionné.
Peut-être, d'ailleurs, cet avocat dévot prit-il tardi-
vement en dégoût une profession où il ne brillait pas
autant qu'il l'aurait voulu. Quoi qu'il en soit, il n'ins-
pira pas le même éloignement pour le barreau à tous
les membres de sa famille, puisque nous trouvons un
Nicolas Aubert parmi les anciens avocats et procu-
reurs assemblés dans la ville du Mans en l’année 14639,
pour être interrogés « en turbe » sur un point obscur
de la Coutume (1).
Les Ursulines, établies à Laval en 1616, avaient été
introduites au Mans en 1621. Le but de leur institu-
tion était d'instruire les jeunes filles ; pour les pauvres
elles avaient une école gratuite. Comme elles rendirent
des services qui ne peuvent être contestés, on doit
être curieux de connaître tout ce qui se rapporte à la
fondation de leur utile maison. Mais nous trouvons
encore d’autres renseignements dans l'écrit de Charles
Aubert : un passage de cet opuscule nous apprend
qu'il appartenait à la même famille que Noël Aubert,
sieur de Versé (2). Nous y trouvons même des
(1) Bodreau, Les Coutumes, p. 463.
(2) Page 22.
CHARLES AUBERT. 409
facéties. « Le nom de Manceau, dit l'auteur dans
« une épitre dédicatoire, semble proprement avoir
« quelque convenance au naturel des personnes, qui
« sont d'une conversation remplie de douceur et de
« mansuétude. » C’est précisément le contraire de ce
qu'on lit dans les vers suivants de Scarron :
…… Nation qui raille
Incessamment, vaille que vaille,
Et qui sur son meilleur ami
Donne à dos en diable et demi (1).
Mais Scarron a médit du genre humain tout entier.
Aubert est plus croyable, quoiqu'il donne, il faut en
convenir, un tour moins heureux à ses jeux d'esprit.
Les autres écrits de Charles Aubert sont devenus
rares. On ne les à pas jugés dignes d’être conservés. En
1629 il adresse une lettre au clergé régulier, pour lui
recommander l'observance des vœux monastiques et
la plus grande réserve dans la fréquentation des
laïques. Nous n'avons pas le titre exact de ce traité,
mais il nous est indiqué dans la préface d'une autre
exhortation, publiée en 1630, sous ce titre : Seconde
Exhortation de Charles Aubert, prêtre, à ses enfants
religieux, à la vie spirituelle; au Mans, Gervais
Olivier, in-8. Ce petit livre est une paraphrase fort
indigeste de quelques versets de l'Ecriture. Une disser-
tation dogmatique de Ch. Aubert : Traité du Sacre-
(4) Scarron, Epître à Mad. de Hautefort, Œuvres, t. VII, p. 135
- 410 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
ment de Pénitence et de Confession, le Mans, Michel
Dorizon, 14639, in-19, se trouvait à la bibliothèque de
Saint-Vincent; elle y manque aujourd hui.
Dans les dernières années de sa vie, Ch. Aubert
amplifia diverses thèses de morale. En 1645 il publia
un Discours consolatif dela vieillesse, le Mans, Dorizon,
in-12, à l'adresse du P. François Bourgoing, supé-
rieur général de la congrégation de l'Oratoire. Il avait
connu le père Bourgoing durant un séjour que celui-ci
avait fait au Mans. Nous ne savons s’il le flatta beau-
coup en lui dédiant son petit livre. Ayant à peine
soixante ans le P. Bourgoing ne se comptait pas encore
au nombre des vicillards qu'il est besoin de consoler.
En 1646, Jérôme Olivier éditait un autre petit
livre du même auteur, sous le titre de: Bref discours
du respect et honneur des enfants envers leurs pères
et mères, in-12. Ce discours est édifiant, mais la
lecture en est peu attrayante. Il est dédié à M. Vin-
cent, supérieur général des prêtres de la Mission.
On connait enfin le traité de Ch. Aubert dont nous
avons parlé plus haut : Vie unitive de l'âme du servi-
teur fidèle avec son Dieu ; le Mans, Jérôme Olivier,
4653. Aubert avait le style plus facile que châtié. Il
y a, même dans les passages les plus graves de ses
petits livres, des traits burlesques qui sont du plus
mauvais goût. Le ton jovial ne va pas au mysticisme.
AUBERT DE LA CHENAYE-DESBOIS. 411
AUBERT DE LA CHENAYE-DESBOIS
(FRANÇOIS-ALEXANDRE).
Avant d'être un des compilateurs les plus féconds
du xvin® siècle, AUBERT DE LA CHENAYE-DESBOIS était
simplement capucin. Né dans la ville d'Ernée, Île
47 juin 14699, il avait fait ses études dans quelque
maison religieuse, et avait ensuite pris le cordon,
moins pour suivre les anciennes pratiques, depuis
longtemps oubliées, de la règle franciscaine, que pour
vivre au sein d'une facile oisiveté. Il se connaissait
mal: il n'était pas né pour le repos et le silence,
mais pour l'agitation et le bruit. Aussi ne tarda-t-il
pas à quitter le couvent qu'on lui avait assigné comme
résidence, pour courir librement à travers le monde :
ce qu'il fit sans plus de cérémonies, car il ne s’inquiéta
pas même de se faire relever de ses vœux. Il avait pris
d'ailleurs, dans son couvent, une très-mauvaise opinion
des religieux de toute robe: « Il y a, dit-il quelque
« part, des moines véritablement honnêtes gens:
« j'avoue qu'ils sont fort rares (1): » On ne reste
jamais longtemps dans une compagnie où l'on se
trouve si mal entouré.
(1) Correspondance historique, Lettre 1v, p. 31.
I s)
112 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
En désertant son couvent, Aubert de La Chenaye se
rendit en Hollande. Les Lettres J'uives, par le marquis
d'Argens, paraissaient et avaient un grand succès dans
les cercles philosophiques: il entreprit d'y répondre.
Cette réponse est-elle bien Île premier ouvrage de La
Chenaye? C'est le premier que nous désignent les
bibliographes. Il parut par livraisons séparées, durant
les années 4737 et 4738, sous le titre de: Corres-
pondance historique, philosophique et critique entre
Ariste, Lisandre et quelques autres amis, pour servir
de réponse aux Lettres Juives ; La Haye, A. Van Dole,
in-12. L'éditeur publiait deux livraisons par semaine,
et l'ouvrage complet forme trois volumes. Ce n'est
pas une réfutation des critiques acerbes du marquis
d'Argens; on les approuve aussi souvent qu'on les
blàme : c'est une conversation sur les mêmes sujets
entre d’autres interlocuteurs qui ne manquent ni de
goût, ni d'esprit. La Correspondance historique est
assurément un des meilleurs ouvrages de La Chenaye-
Desbois.
11 donna l'année suivante: Lettre à Madame la
comtesse L...., pour servir de supplément a l’'Amuse-
ment philosophique sur le langage des bêtes, par le
P. Bougeant; in-12. L'abbé d'Olivet, qui est assez
mal traité dans cette Lettre, la croyait de son impi-
toyable adversaire, l'abbé Desfontaines (4). Il ne faut
(i) Note sur un exemplaire de la Biblioth. imp. : Z. 228,*, J.,
107.
AUBERT DE LA CHENAYE-DESPOIS. 413
pas rejeter absolument la thèse du P. Bougeant sur
le langage des bêtes: mais on doit reconnaitre, d'autre
part, que la Lettre à Madame la comtesse D... n'est
pas dépourvue d'enjouement. C'était un mérite assez
commun au xvuit siècle qu'un style vif, facile,
dégagé de toutes périphrases ; mais 11 n’y avait pas non
plus en ce temps-là disctte d'écrits lourds, pédants
et maussades : il y a donc licu de signaler cet heureux
tour qui distingue certains libelles de La Chenaye-
Desbois ; l'abbé Desfontaines, qui l'employait, dit-on,
dans sa feuille (1), intitulée Observations sur les
écrits modernes, n'avait pas toujours autant d'esprit
que lui.
Nous ne pouvons trouver les mêmes qualités dans
l'Astrologque dans le Puits, à l'auteur de la Nouvelle
Astronomie du Parnasse français; (Paris) 1740, in-12.
C'est un des plus violents et des plus médiocres pam-
phlets de La Chenaye-Desbois. La Mouvelle Astro-
momie aval été publiée sans nom d'auteur par Île
chevalier de Neufville-Montador, très-fécond et très-
vulgaire écrivain. La Chenaye-Desbois lui fit com-
prendre qu'il savait son secret, et il le traita de la
façon la plus incivile. Ces méchants libelles étaient lus
dans les cafés et avaient un jour de vogue. On en cite
plusieurs qui ont mérité de survivre. L’Astrologue
dans le Puits n'est pas de ce nombre.
(1) Biograph. univers., art. Chenaye-Desbois (La).
114 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Il faut placer dans un meilleur ordre les Lettres
amusantes et criliques sur les romans en général,
anglais et français, tant anciens que modernes;
Paris, Gissey, 1743, in-12. Nous ne trouvons pas que
ces Lettres soient précisément « amusantes; » elles
ont même, à notre avis, peu de gaieté: mais elles sont
assez correctement écrites et contiennent de bons juge-
ments. On les a quelquefois attribuées au chevalier
de Neufville. Elles contiennent, en effet, un fort pom-
peux éloge de Marivaux. Or, Marivaux, épargné par
l'auteur de la Nouvelle Astronomie, ne l'avait pas été
par le critique des Lettres Juives. Mais le registre des
priviléges de la librairie nous donne sur l'auteur des
Letires amusantes des renseignements précis, devant
lesquels s'évanouissent toutes les conjectures. Le pri-
vilége est accordé nominativement au sieur Aubert, et
à la suite vient un acte de cession, par lequel ledit
sieur de La Chenaye-Aubert transporte son privilége
aux libraires Gissey, Bordelet et David (4). Ainsi, dans
l'intervalle de quelques années, La Chenaye-Desbois
avait changé d'opinion sur l’auteur de ariunne. On
lit encore, dans les Lettres amusantes, tout un cha-
pitre en l'honneur de la Pamela de Richardson. Or,
La Chenayc-Desbois passe pour avoir, le premier, tra-
duit ceroman en français : Pamela, ou la vertu récom-
(4) MSS de la Biblioth. imp. Le privilége imprimé ne porte
aucun nom.
|
AUBERT DE LA CHENAYE-DESPOIS. 115
pensée ; Londres, Osborne, 1749, 2 vol. M. Barbier
ne parle pas de cette traduction anonyme.
C'est encore à La Chenaye-Desbois qu'on attribue :
Lettre à M. le marquis de... sur la Mérope de
M. de Voltaire; 1743, in-8° (4). Il n'y a rien de
remarquable dans cette lettre: elle n'est pas même
écrite sur le ton facile et enjoué qui distingue quelques
autres œuvres de La Chenaye-Desbois. L'auteur estime
que, dans la Merope de Voltaire, il a plus à loucr qu'à
blâmer. C'est une opinion désormais généralement
admise. Mais quand les ennemis de Voltaire blämaient
tout dans Wérope, ses amis y louaient tout. Vers le
même temps, La Chenaye-Desbois mit en ordre et
publia une seconde édition du Parfait cocher, ouvrage
du duc de Nevers ; Paris, Mérigot, 174%, in-8°. Puis
il reprit sa polémique contre le marquis d'Argens, et
donna : Lettres critiques, avec des songes moraux, sur
les songes philosophiques de l'auteur des Lettres
Juives; Amsterdam, 1745, in-12. Aucun de ces |
ouvrages ne mérite qu on s’y arrête.
La Chenaye-Desbois a plusieurs fois gémi sur la
triste condition d'un écrivain pauvre et dépourvu de
riches protecteurs. Il éprouva sans doute les désagré-
ments de cette situation. Ce qui nous engage à le sup-
poser, c'est qu'après avoir fait connaître, dans un cer-
tain nombre d'ouvrages critiques, ses goûts littéraires,
(1) On la trouve quelquefois avec cet autre titre : Leltre sur la
Mérope de Voltaire et celle de Muffei.
416 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
la Libre humeur de son esprit et le genre facile de son
talent mal réglé, il se mit aux gages des libraires et
rédigea pour eux, sur Îles matières les plus diverses,
des abrégés, des compilations. Nous n'avons qu'à
dresser le catalogue de ces médiocres ouvrages.
publia d'abord : Dictionnaire militaire, ou Rerueil
alphabétique de tous les termes propres à la guerre;
Paris, David et Gissey, 1745-1746, 2 vol. in-12, avec
un supplément d'un volume. Le même ouvrage parut
à Dresde, chez Walter, en 4751-1752, en 2 vol. in-8°,
avec des corrections par un sieur Egger. Nous pouvons
encore en désigner la quatrième édition, considérable-
ment augmentée ; Paris, 1738-1759, 3 vol. in-8°. —-
Lettres Hollandaises, ou les Mœurs des Hollandais à
Amsterdam, 1747, 9 vol. in-12. — Dictionnaire uni-
versel d'agriculture et de jardinage; Paris, David,
4751, 2 vol. in-4°. — Eléments de l’art militaire par
d'Héricourt: nouvelle édition donnée par La Chenaye-
Desbois ; Paris, Jombert, 1752-1758, 6 vol. in-192.
— Almanach des corps de marchands ; 1753 et années
suivantes. — Ordre naturel des vursins de mer et
fossiles ; traduction du latin de Théodore Klein, avec
le texte ; Paris, Bauche, 1754, in-8°. — Doutes ou
observations de A1. Klein sur la revue des animaux
faite par le premier homme; traduction de La Che-
nayc-Desbois; Paris, Bauche, 1754, in-8°. — Système
naturel du genre animal, par classes, familles, et
ordres, d'après la méthode de Klein, Artedi et
AUBERT DE LA CHENAYE-DESBOIS. 417
Linné: Paris, Bauche, 14754, 2 vol, in-8°. Cet ouvrage
et la traduction de l'Ordre naturel des Oursins sont
attribués tour à tour par la Biographie universelle à
Jacques Brisson (4) et à La Chenaye-Desbois (2) : sui-
vant M. Barbier, cette dernière attribution est la
mieux fondée. — Étrennes militaires, 1744-1759,
in-24, — Dictionnaire généalogique. héraldique, chro-
nologique et historique des premières maisons de
France; Paris, Duchesne, 1757-1765, 5 vol. in-8°.
C'est la première édition d’un ouvrage assez médiocre,
mais encore très-recherché, qui, seul, a sauvé de
l'éternel oubli le nom de La Chenave-Desbois. Il fut
réimprimé par la veuve Duchesne, avec des additions
considérables sous le titre de Dictionnaire de la
Noblesse, 1710-1786, en 45 vol. in-4°: Ics trois der-
niers sont de Badier. La Chenaye laissait en mourant
des notes qui devaient servir à une troisième édition,
et l’on assure que ces notcs ont été conservées. Cette
troisième édition parait en ce moment : elle aura
47 vol. in-4°. — OŒŒuvres militaires dédiées au prince
de Bouillon par A1. de Sionville, capitaine d'infan-
terie; Charleville, Thesin, et Paris, veuve David,
4757, 4 vol. in-12. Suivant Fréron, ce M. de
Sionville n'est qu'un pseudonyme, imaginé par La
Chenaye-Desbois pour dissimuler l'incompétence d'un
ci-devant capucin en matière de bombardes ct de
(1) Article de M. Dupetit-Thouars.
(2) Article de M. Villenave.
418 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
stratégie militaire. — Dictionnaire raisonne et uni-
versel des animaux; Paris, Bauche, 1759, 4 vol.
in-4°, — Calendrier des princes, ou état actuel de la
noblesse de France et des maisons souveraines de
l'Europe ; Paris, 1762-4781. C’est une séric de volu-
mes in-16 et in-Â2, qui parurent successivement dans
les premiers jours de chaque année nouvelle; les der-
niers portent le titre de: Etrennes de la Noblesse. —
Dictionnaire domestique portatif; Paris, 1762-1763,
3 vol. in-8° : ouvrage fait en commun par Roux,
Goulin et La Chenaye-Desbois. — Dictionnaire histo-
rique des mœurs, usages el coulumes des Français;
Paris, Vincent, 1767, 8 vol. in-8°: manuel qui n'est
pas encore tout à fait déprécié. — Enfin Dictionnaire
historique des antiquités, curiosités et singularites
des villes, bourgs et bourgades de France; Paris,
4769, 3 vol. in-12. Cette nomenclature rapide fait
assez connaître des compilations qui, pour la plu-
part, ne sont plus dans aucune main.
Aubert La Chenaye-Desbois mourut à Paris, à l'hô-
pital, le 29 février 4784. On est touché de voir finir
à l'hôpital une vie laborieuse qui fut, il est vrai, sans
gloire, mais non pas sans utilité. |
JACQUES AUBERY 4119
AUBERY (Jacques).
Frédéric-Paul Aubery, d'une maison anglaise dont
les origines nous sont inconnues, vint s'établir en
France, aux confins du Maine et de l'Anjou, en l'année
1439, avec sa femme Elisabeth de Harlay et deux
enfants qu'il avait eus d'elle, Picrre et Jacques. Ni
l'un ni l'autre de ces deux fils de Fréderic-Paul Aubery
n'a marqué dans l'histoire. Ils ont vécu sans doute,
comme tant d'autres, simplement oisifs. Le premier
de leur race qui s’est fait connaître, Jacques Auger,
naissait au bourg de Cromières, près de La Flèche,
vers la fin du xv° siècle.
Daniel Efcinsius fait de graves reproches à cette
déesse aveugle qu'on appelle la Renommée, au sujet
de Jacques Aubery : il l'aceuse avec amertume de
n'avoir pas assez fait pour un homme « qui fut l'orne-
« ment de la France, ainsi que la France cst l'orne-
« ment du monde (4). » Nous voulons bien qu'il y
ait beaucoup à dire, en général, contre la Renommée;
mais le docte Heinsius ne va-t-il pas ici trop loin? n'y
a-t-il pas quelque exagération dans les termes de son
(t) Daniel Heinsius, Epistola nuncupaloria, en tête de son
édition du discours d'Aubery pour les gens de Cabrieres et de
Mérindol.
t5*
120 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
apologic? Jacques Aubery fut incontestablement un
des esprits distingnés de la cour de Henri IT, et, dans
plusieurs circonstances que nous allons rappeler, il fit
remarquer sa sagesse, Son courage ct son éloquence.
Cependant l'histoire ne peut laisser mettre à la
seconde place Guill. du Bellay, Amyot, Pasquier,
Michel de l'Hospital et quelques autres encore de
leurs contemporains, pour donner la première à Jac-
ques Aubery. Même en parlant au nom de la justice il
ne faut rien outrer; le défaut de mesure rend injuste.
Jacques Aubery lit ses premières études, dit Ansart,
au collège de La Flèche (1). Plus tard il vint à Paris,
étudia le droit cet se fit recevoir avocat au Parlement.
Nous n'avons pas la date précise de son admission au
tableau de l'ordre. Blanchard, qui ne la savait pas,
dit simplement qu'il plaidait en 4537 (2). Blanchard
doit avoir trouvé, comme nous, ce renscignement dans
les OEuvres de René Choppin. Choppin raconte, en
effet, que, le 4 avril 1537, dans une affaire concernant
l'évêché d'Angers, Jacques Aubery plaida pour l'évé-
que et Gilles Le Maistre pour la partie contraire (3).
Celui-ci, qui devait être nommé trois ans après avocat-
général, avait dès lors un grand renom: en char-
(1) Biblioth. lilt. du Maine.
(2) Blanchard, Notes inédites sur l'histoire des avocats au
Parlement de Paris. Une copie de ces notes, avec quel-
ques additions de M. Marnier, exite à la bibl'othèque des
avocats à la cour impériale de Paris.
(3) Œuvres de R, Choppin, trad. de J. Tournet, 1. IV, p. 258.
JACQUES AUBERY. 491
geant Aubery de défendre ses intérêts contre un tel
adversaire, l'évêque d'Angers lui faisait donc beaucoup
d'honneur. Nous voyons ensuite Aubery paraitre
avec éclat dans les causes les plus importantes, à
côte des Séguier, des de Thou, des Riant, des Marillac,
ses rivaux de gloire (1). Dans le procès, qui fit tant
de bruit, entre le connétable de Montmorency et la
dame d'Acigné, Anne de Montcjan, il combattit avec
tant de force les prétentions du connétable, que, par
sentence de la cour, son mémoire fut lacéré (2). Ce
qui pourtant ne lui fit aucun tort dans l'esprit des
juges et même dans l'esprit du roi, puisqu'il fut
appelé peu de temps après à remplir les fonctions
d'avocat du roi dans le procès fait aux persécuteurs
des hérétiques de Cabrières et de Mérindol.
I faut parler avec plus de détails de cette affaire, où
la conduite d'Aubery fut si méritoire.
Cabrières et Mérimdol, bourgs situés en Provence,
à l'extrême frontière du comtat Venaissin, étaient
habités par les derniers débris de la grande famille
des Vaudois. Le souvenir de la persécution cruelle
qu'avaicnt endurée leurs pères avait à jamais séparé
de l'Église romaine ces pauvres gens, d’ailleurs peu
versés dans l'étude des problèmes dogmatiques. Vers
l'année 1530, ils furent visités par des missionnaires
(1) Loisel, Dialogue des Avocats.
2) Registres de la chambre du conseil du Parlement; à la
bibliothèque des Avocats de Paris; t, XXIV, fol. 167, verso ; 172
verso,
199 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE,
luthériens, qui prêchant et conspirant contre l’auto-
rité des évêques, contre l'arrogante corruption des
papes, firent en ce pays autant de prosélytes qu'ils
eurent d’auditeurs. Pour tout ce peuple d'opprimés la
venue de Luther est la venue du vengeur trop long-
temps attendue, et le succès dela Réforme est le succès
de la tardive justice. On sc presse, on s'agite autour
des missionnaires luthériens ; on s'entretient avec cux
des signes des temps et de la ruine prochaine de
Babylone : les cœurs abattus se relèvent au souffle de
la liberté.
Quand la nouvelle de cette agitation religieuse parvint
à la cour, le roi s'empressa d'ordonner des poursuites.
Il donna cet ordre à ses gens du parlement de Pro-
vence, au mois de mai 1540, se défiant des magistrats
inférieurs, qui, disait-on, avaient encouragé les fau-
teurs de l'hérésie par une tolérance suspecte de com-
plicité. Le roi voulait donc une répression prompte,
efficace.
Puisqu'il s’agit de François Le, ce n'est pas le fana-
tisme religieux qui a dicté cet ordre. Non par réflexion,
car il n'avait pas l'habitude de réfléchir, mais par
tempérament, par excès de belle humeur, François [°°
était irréligieux. I] aimait les femmes, les gens d'esprit,
les gens d'épée, et non les théologiens et les moines ;
mais, après avoir, dans Îles premières années de son
règne, donné l'exemple de la tolérance, il avait plus
tard laissé se former autour de lui un parti de gens
JACQUES AUBERY. 193
intéressés à la sécurité de l'Église orthodoxe, qui par-
venaient trop facilement à lui démontrer que toute
dissidence, même religieuse, était une mutincrie.
Quand donc ils lui signalaient quelques agitateurs
luthériens et lui demandaient contre eux des pour-
suites, trop souvent il les ordonnait, sans passion,
mais sans scrupule, et, s’il fallait ensuite sacrifier quel-
ques victimes au maintien du bon ordre, il ne les
refusait pas.
Ayant reçu les lettres du roi, le premier président
du parlement de Provence, Barthélemi de Chasseneuz,
cite devant la cour divers habitants de Mérindol dénon-
cés comme n'allant pas ordinairement à la messe ou
comme ayant tenu des propos hérétiques. Les inculpés,
saisis de terreur, prennent la fuite, et au jour dit ils
ne comparaissent pas. C’est alors qu'est rendu l'arrêt
du 48 novembre 1540, qui condamne au feu, par
coutumace, dix-neuf habitants de Mérindol, confisque
leurs bicns, leurs femmes, leurs enfants, leurs servi-
teurs, au profit du roi, et de plus ordonne que toutes
les maisons et bastides dudit lieu seront ruinées et
rasées, comme ayant toutes été souillées par la pré-
sence de quelque mécréant.
L'exécution de cette atroce sentence fut quelque
temps ajournéc. On venait raconter aux juges que,
pour défendre leurs personnes, leurs femmes, leurs
enfants et leurs biens, les habitants de Mérindol se
concertaient avec ceux des paroisses voisines et qu'on
124 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
rencontrait dans tout le pays des bandes armées d'ar-
quebuses. Il s'agissait donc, pour exécuter l'arrêt du
48 novembre, d'envahir ce pays avec une forte légion
d'assassins, et d'engager un combat dont l'issue pou-
vait être incertaine. Vainement les archevêques d'Arles
et d'Aix excitaicnt les passions avec un zèle farouche,
et promettaient de contribuer pour une forte part aux
frais de l'expédition (1); les juges eux-mêmes recu-
laient avec cffroi devant les suites de l'arrêt qu'ils
avaient prononcé. C’est alors que Guillaume Du Bellay,
qui remplissait en Piémont les fonctions de licutenant
du roi, prit hautement la défense des condamnés, et
obtint une déclaration royale, datée du 18 févricr
4541, aux termes de laquelle trois mois étaient donnés
aux gens de Mérindol pour abjurer leurs erreurs.
Ceux-ci demandèrent humblement que leur cause fût
examinée par des Juges ecclésiastiques; ils ne pou-
vaicnt, disaicent-ils, et à bon droit, se reconnaitre
coupables d'hérésie et désavouer l'opinion qui leur
était imputée, tant que cette opinion n'aurait pas été
soumise à l'épreuve d'une controverse publique. Les
habitants de Cabrières se joignirent, dans cette
requête, à ceux de Mérindol. Elle fut bien accueillie,
et toute l'affaire fut évoquée devant le conseil du roi.
Tel était l'état des choses, quand les présidents
Chasseneuz et Garconnet eurent pour successeur
(4) Fleury, Hist. Ecclés, liv. XIV, p. 141.
JACQUES AUBERY. 1925
Jean Meynier, baron d'Oppède. Celui-ci, possesseur
de quelques biens aux environs de Mérindol, jaloux
sans doute de Îles agrandir, ou, comme on le prétend,
de venger une injure personnelle, écrivit en toute hâte
que la clémence royale avait encouragé dans leur
rébellion Îles fanatiques de Cabrières et de Mérindol ;
qu'ils parcouraient les campagnes, brisant les images
des saints et dévastant les églises; qu'ils venaient de
faire un rassemblement de seize mille hommes, dansle
dessein de surprendre la ville de Marseille, et que, si
l'on différait plus longtemps l'exécution de l'arrêt
de 1540, il n'y aurait bientôt plus de sûreté pour les
catholiques dans toute la province. Sur ces renscigne-
ments, le roi donna pleine licence au baron d'Oppède,
par lettres-patentes datées du mois de janvier 1545,
et, vers Îc mois d'avril de cette année, le massacre
commença. Vingt-deux villages furent cnvahis, sac-
cagés, livrés aux flammes. Nous trouvons, dans Îles
histoires de Jacques de Thou, de Sleidan et de Fleury
le récit de cette croisade: on ne peut le lire sans
éprouver le frisson de l'horreur. Le baron d'Oppède
avait lui-même conduit les meurtriers, il avait dirigé
leurs coups, il leur avait enseigné, par son exemple, à
n'épargner ni les enfants, ni les vieillards, ni les fem-
mes, à confondre dans le même incendie les châteaux
et les chaumières.
Il y cut à la cour du roi, quand on apprit l'événe-
ment, une vraie stupeur. Le roi lui-même, qui avait
126 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
tout permis, trouva qu'on avait abusé de sa permis-
sion et montra beaucoup de mécontentement. En ces
circonstances le baron d'Oppède envoya le président de
La Fonds plaider sa cause devant le roi; mais ni les
raisons d'état alléguées par cet ambassadeur, ni
l'approbation donnée par le cardinal de Tournon aux
actes des bourreaux de Mérindol, ne tranquillisèrent
la conscience de Francois FE", qui mourut en chargeant
son fils, Henri IL, d’instruire de nouveau cette affaire.
Le baron d'Oppède ct ses complices étant arrêtés,
l'affaire fut évoquée au parlement de Paris et le roi
chargea Picrre Seguier d'être son avocat dans le procès
qui devait s'engager. Mais, le 14 août 1350, d'Oppède
et de La Fonds récusèrent Seguier, disant qu'au début
de l'affaire 1l avait été de leur conseil de défense, et,
faisant droit à leur requête, la cour interdit à Seguier
de paraître dans l'affaire comme avocat du roi (4).
Seguicr récusé et Marillac absent, le procureur général
réclama l'assistance de Jacques Aubery. Aubcry
s'étant empressé de promettre son concours, le roi lui
fit tenir une courte lettre pour le remercier et lui
confier suivant la forme le mandat préalablement
accepté (2). En même temps il écrivit à ses conscillers
au parlement de Paris :
(1) Biblioth. des Avoc. à la Cour impér. de Paris: Registr.
de la Ch. du Conseil, t. XXIV, fol, 262,
(2) Cette lettre est imprimée par Louis Aubery en tê:e du
volume intitulé : Histoire de l'exécution de Cabrières «t de
Mérindol. Le texte original, avec la signature du roi, a élé con-
JACQUES AUBERY. 127
« De par le roi, nos amis et féaux, pour ce que
« désirons les appellations interjetées par notre pro-
« cureur général constitué en la chambre de la Reine
« de notre palais, des exécutions ci-devant faites
« contre les habitants de Mérindol et autres de notre
« pays de Provence, qu'on disait être hérétiques, être
« plaidées durant notre présent parlement et avant
« la cessation d'icelui, suivant nos lettres-patentes
« pour ce par nous décernées à notre dit procureur,
« et que M° Pierre Seguier, notre avocat général, a
« été récusé en cette matière, aussi que M° Gabriel
« de Marillac notre second avocat, est allé aux
« grands-Jours de Moulins, nous voulons et vous
« mandons que vous receviez à plaider pour nous les
« dites appellations M° Jacques Auberv, avocat en
« icelle cour, lequel, à l'occasion de la récusation dudit
« seigneur et de l'absence dudit de Marillac, nous
« avons constitué et constituons notre avocat à cet
« effet. Si n y veuillez faire faute et faire faire ladite
« plaidoirie avant la cessation de notre dit parlement.
« Donné à Mantes, le 23° jour d'août 4550 (1). »
I existe un bref de Jules IT, du 28 juillet 1550,
servé ; il fait partic d'an volume inscrit sous le num. 36 du
fonds Dupuy, à la Bibliothèque impériale. On trouve dans le
même volume deux autres lettres du roi à Jacques Aubery du
14 novembre 1550 et du 16 juillet 1551. Elles concernent aussi
l'affaire de MCrindol et ont été imprimées par Louis Aubery ;
mais elles ont peu d'intérêt.
(1) Bibl, des Avoc.; Reg. de la ch. du cons., t. XXIV, fol. 267.
198 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
dans lequel ce pape intervient dans la cause du baron
d'Oppède, vassal du comté d'Avignon, loue le zèle de
ce sicaire pour les intérêts de la religion, et réclame
quil ne soit pas donné suite à l'instruction judiciaire
commencée contre lui. Henri IT avait sans doute recu
cette étrange missive, quand, sans attendre l'avocat
général de Marillac, il fit choix, pour le suppléer, de
Jacques Aubery et manifesta le désir de voir terminer
l'affaire avant la cessation du parlement. Mais il était
sur ce point impossible de le contenter. Ainsi que
Marillac la plupart des avocats choisis par les accusés
étaient allés à Moulins figurer en d’autres affaires. Il
est d'ailleurs selon la nature des choses que plus
l'accusation est pressée d'agir, plus la défense redoute
et diffère l'heure de l'engagement. Le procès fut donc
ajourné au parlement suivant. |
Les débats commencèrent le 48 septembre 1551 et
se prolongèrent durant cinquante audiences consécu-
tives. Sept de ces audiences furent consacrées à enten-
dre le réquisitoire d'Aubery. Parlant au nom d'un roi
qui, pour justifier la mémoire de son père, n'avait
pas craint d'ffenser le souverain pontife, Aubery se
montra digne de la confiance que ce roi lui avait mon-
trée. Les forfaits du baron d'Oppède et de ses com-
plices l'ayant lui-même rempli d'indignation, il en
raconta le détail avec tant de chaleur ct de vérité que
ses auditeurs émus pensaient, selon ce que rapporte
Théodore de Bèze, « plutôt voir qu'ouir parler du
JACQUES AUBERY 129
«massacre.» Pour conclure, après un si long discours,
il exhorta vivement les juges à n'épargner aucun
des accusés : quant aux hérétiques avérés qui, par
bonne fortune, vivaient encore, cachant dans les antres
des bois Icurs têtes proscrites, il demanda, comme
semblait l'exiger la raison d'état, qu'ils fussent
« réduits à la vraie doctrine, » après avoir été toute-
fois entendus dans leur cause, sans avoir égard aux
arrêts du 48 novembre 14540, du 12 avril, du 5 et du
20 mai 1545, ni aux lettres-patentes du 4° janvier et
du 48 août de la même année.
La défense des accusés fut présentée par M° Laporte,
pour le parlement de Provence; par M° Picrre Robert,
pour Jean Meynier, baron d'Oppède; par M° Roche-
fort, pour Jean de La Fonds; par M° Renard, pour le
cardinal de Farnèse; par M° Christophe de Thou et
par M° Cousin, pour Bernard Badet et pour Honoré de
Tributiis, conseillers au parlement de Provence; par
Me Millet, pour Guérin, avocat du roi au même par-
lement; par M° Dumesnil, pour les gens des trois
états de Provence ; et par M° Danquetin, pour Antoine
Escalin des Esmars, baron de La Garde, lieutenant
général du roi sur la mer de ponant. Aubery leur
répliqua dans les audiences des 19, 20, 21 et 22
octobre. Quelques-unes de ses imputations avaient-
elles manqué de preuves? Les juges pouvaient retran-
cher du nombre des crimes ceux qu'ils n'estimaient
pas assez prouvés: il y en avait beaucoup trop qu'on
130 HISTOIRE LiTIÉRAIRE DU MAINE.
n'avait pas contestés parce qu'on les avait trouvés
incontestables.
Cependant ces puissants personnages, les Meynier,
les La Garde, le président de La Fonds et le cardinal
de Farnèse, avaient à la cour des parents, des amis.
Le duc de Guise, suivant de Thou, protégeait ouver-
tement le principal accusé. C'est pourquoi, malgré
l'infamie de Ieur conduite, malgré Ie talent de leur
accusateur, ils furent tous acquittés, à l'exception de
Guérin, qui, n'ayant pas de patron parmi les courti-
sans (4), paya de sa tête pour toute la compagnie. Le
roi lui-même ne persévéra pas jusqu'à la fin du procès
dans les sentiments qui l'avaient porté d'abord à l'en-
treprendre; vaincu par les sollicitations de ses meil-
leurs amis, il prononça, le 23 février 1551, l'absolution
de La Garde, après avoir évoqué son affaire en son
conseil privé. Le supplice de Guérin parut lui suffire.
Il ne suffit pas toutefois au public, qui se déclara pour
l'accusateur contre les accusés et contre leurs juges (2).
Le plaidoyer de Jacques Aubery, dont le texte
manuscrit nous est offert par le numéro 846 du fonds
Dupuy, à la Bibliothèque impériale (3), fut publié pour
(1) « Quod aulicorum favore destitueretur, » selon Jacques de
Thou.
(2) César de Nostredame, Jisl. de Provence, p.773. Voir, en
outre, Nolice des procès criminels révisés, par Jules Bonnet,
p. 63-83.
(3) Dans le même volume est le plaidoyer de Robert pour le
baron d'Oppède. On y trouve aussi le texte de la sentence pro-
noncée contre Guérin.
JACQUES AURERY. 131
la première fois à Leyde, par les soins de Daniel
Heinsius, chez Jacques Marc, 14619, in-fol. Une autre
édition en fut faite par Louis Aubery du Maurier, et
parut en 1645 sous ce titre : Histoire de l'exécution
de Cabrières et de Merindol, et d'autres lieux de Pro-
vence, parliculièrement deduite dans le plaidoyer qu'en
fit, l'an 1551, Jacques Aubery, etc., etc.; Paris,
Sébast. Cramoisy, in-4°. Michel de L’Hospital, alors
conseiller au parlement de Paris, a vanté l'argumen-
tation persuasive et la noble vigueur de ce plaidoyer,
en de beaux vers que nous devons reproduire iei :
Quid Romana bonus, quid Græca per oppida rhetor
Éloquio potuit, qud non traducere plebis
Nutantes animos, quas non aut vincere causas,
Hæc facile ostendit magnis agitata clientûm
Et patronorum clamoribus ardua causa.
Non de re, non de repetundis denique nummis,
Se de vi potius, de cæde stuproque pudicis
Matribus oblato et vinctis sine crimine cæsis.
Nam longam historiam pulchro simul ordine cœpit
Albricius recitare, viros et morte peremplos
Indigna, raptasque soluto crine puellas,
Et late miseris subjecta incendia vicis,
Ô qui tum gemitus, à quæ suspiria ab imis
Exaudita fere gradibus portisque Palati!
Oinnes cxquisita reis et summa precari
Supplicia, indignos qui lucis honore fruantur ;
Jpse etiam prætor, vullu satis esse probatum
Significans, solio jam jamque exsurgere visus
Et socios quæ sit sententia poscere velle..….
139 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Les vers de L'ospital sont à l'adresse du chancelier
François Olivier. Voulant montrer tout ce que peut
l'éloquence, combien elle émeut, combien elle entraine,
L'Hospital choisit précisément l'exemple d'Aubery
plaidant contre les bourreaux de Mérindol (4).
En le chargeant de cette affaire Henri IT avait écrit
à Jacques Aubery qu'il lui scrait plus tard recon-
naissant de l'avoir acceptée. En eflet il le nommait,
avant le jugement, son licutenant civil au Châtelet
de Paris. Quelques années après, en 1555, il lui
confiait une mission diplomatique dont l'importance
montre assez l'opinion qu'il avait de son mérite.
Il s'agissait de déjouer une des plus habiles intrigues
dé Charles-Quint et d'empêcher que l'Angleterre,
retournée, comme on dit encore, au giron de l'Eglise,
ne prit contre la France très-chrétienne le parti de
l'Espagne très-catholique. Aubery se rendit près du
fils de Charles-Quint, Philippe d'Autriche, qui avait
récemment épousé la reine Marie, et, secondé dans
cette négociation par le cardinal Pool, il obtint d'abord
la neutralité de l'Angleterre ; ce qui lui servit à ména-
ger ensuite un rapprochement entre les trois cours.
La trêve de Vaucelles, signée par Phihppe et par
Henri, le 5 février 4556, quelques mois après l'abdi-
cation de Charles-Quint, fut un des résultats de ses
démarches conciliantes.
(1) Œuvres de Michel de L’Hospital, édition de Dufey, t. II,
p. 147.
JACQUES AUBERY. 133
En parlant de cette ambassade, Gérard Vossius dit
qu'Aubcryÿ fut envoyé par le roi de France près du
« roi d'Angleterre, » ad regem Britanniæ (1). Ces
termes ayant été vraisemblablement mal compris par
Louis Aubery, il a fait intervenir son grand oncle dans
un traité de paix imaginaire, conclu, en 4555, entre
Henri Il et Edouard VI (2). Edouard VI était mort
en 4553, à l’âge de scize ans, et, en l’année 1555, la
couronne d'Angleterre était portée par Marie Tudor.
Or, bien que, suivant la constitution britannique, le
mari de la reine, Philippe d'Autriche, ne fût pas roi
d'Angleterre, ce titre lui était alors donné sur le conti-
nent, et lui a été conservé par la plupart de nos histo-
riens, entre lesquels nous citerons l'exact et scrupuleux
Mézeray. Il est d’ailleurs attesté par divers autres
documents que l'ambassade de Jacques Aubery est
de l'année 1555.
C'est à l'occasion de cette ambassade que Joachim
Du Bellay a fait en l'honneur d'Aubery lc sonnet sui-
vant :
Celle qui est’des quatre l'excellence
Et qui s’entrène au plus beau des cieux,
De son bandeau t'a sillé les deux yeux
Et à {a main a donné la balance :
(4) Dans la dédicace de son Traité de Rhélorique, adressée,
en 1621, à Benjamin Aubery.
(2) Mémoires pour servir à l'Hist. de Hollande, p. 217.
Ch. Ancillon à reproduit cette erreur dans la notice qu’il a con-
sacrée à Jacques Aubery, dans ses Mémoires concernant les vies
de plusieurs modernes. Ansart ne l'a pas corrigée.
134 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Le Dieu courrier, pour mettre en évidence ‘
De ton esprit les trésors précieux,
À mis entoi son miel délicieux,
Junon sa grâce et Pallas sa prudence,
Grand Aubery, qui, dénouant l'erreur
Dont Ia Discorde et Mars et la Fureur
Enveloppaient deux voisines provinces,
Divinement forças le fier Anglois
A se tenir sous les paisibles lois
Qui ont uni les cœurs de deux grands princes.
À son retour d'Angleterre, l'heureux diplomate
revint modestement remplir sa charge de lieutenant
civil au Châtelet. C'est alors que Rolland Leprestre
lui dédia son commentaire sur Île discours de Cicéron
pour Sextius. Vers la même époque, en l'année 1556,
Pierre La Rance, l'illustre Ramus, disait de-lui dans
un de ses écrits intitulé Ciceronianus: « J'ai connu
« deux orateurs français qui l'emportaient de beau-
« coup sur tous les autres au barreau de Paris, par l'in-
« tégrité de leur caractère et la puissance de leur argu-
« mentation ; Je veux parler de Gabrielde Marillac etde
« Jacques Aubery, quime semblent presque avoir égalé
« tout autre oratcur grec ou romain par le ton grave
«_ et lanoble pompe de leur éloquence. » A la première
‘ occasion le roi l'eût assurément pourvu d'une plus
haute dignité; mais il mourut en cette année 1556.
Son neveu Louis Aubery a donc faussement raconté
qu'il « exerça longtemps encore, » après son retour
JACQUES AUBERY. 435
d'Angleterre, les fonctions de lieutenant civil. Il était
mort avant le 46 septembre 1556. Nous voyons, en
effet, à cette date, Gilles Bourdin, avocat général au
parlement, protester contre la promotion récente de
Jean Mosnier, autrefois lieutenant criminel, à la charge
de lieutenant civil ; et la protestation dit expressément
que ectte charge de lieutenant civil est devenue vacante
par le décès, non par la démission volontaire de
Jacques Aubery (1).
Désire-t-on plus de détails sur cette protestation? Il
nous plait d'en donner. Gilles Bourdin, avocat général
du roi, dénonce le roi comme ayant vendu la place
vacante à Jean Mosnier, au prix de dix nulle écus, et,
quand il à vivement protesté contre ce marché nouveau,
scandaleux, la cour, grande chambre et tournelles
assemblées, décide qu'il sera fait au roi des remon-
trances verbales par quatre présidents. On s'étonne
sans doute de voir, sous l'ancien régime, l'une et l’autre
magistrature se comporter à l'égard de la couronne
avec cette liberté. Mais un siècle sépare le règne
d'Henri IT du règne de Louis XIV, il nest pas encore
admis que le principe d'autorité ne peut jamais faillir,
et les pouvoirs placés au-dessous du trône n'ont
pas encore pris ces habitudes de silence ou d'obsé-
quicuse prostration qu'ils auront ensuite tant de peine
à quitter.
(4) Biblioth. des avoc. à la cour de Paris; Registr. de la ch.
du cons.,t. XXIX, fol, 868, verso.
130 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
De son mariage avec demoiselle Marie Anthonis,
Jacques Aubery avait eu une fille, nommée Françoise.
Cette fille ayant épousé Picrre de Pincé, consciller au
parlement de Paris et commissaire aux requêtes, mou-
rut le 3 janvier 1566, et son mari peu de mois après
elle, le 22 mai. Leur commune épitaphe, qu'on lisait
autrefois en l'église de Saint-Jean-en-Grève (1\, nous
apprend que Jacques Aubery possédait, de son vivant,
la terre de Moncreau, en Anjou.
AUBERY DU MAURIER (#Exsamix).
Jacques Aubery, sieur de Moncreau, avait un frère
ainé, Pierre Aubery, sicur du Maurier, terre noble
d'Anjou, près la Fontaine-Saint-Martin. Pierre eut de
son mariage avec Guillelmettede Belin, fille de Jean,
comte de Belin, Jean Aubery, qui se maria deux fois;
Ja seconde fois avec Madeleine Froger, de Saumur.
Jean fut père de cinq enfants, parmi lesquels nous
avons à désigner N. Aubery, sieur des Barauditres,
avocat au parlement de Paris, dont le nom est cité dans
(1) Gelte épitaphe se trouve en tête de l'édition du plaidoyer
pour les gens de Cabrières et de Mérindol, publiée par Louis
Aubery.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 137
les Plaidoyers d'Anne Robert (1), et Benjamin
AuBery, sieur du Maurier, et de la Fontaine d'Angé
(près Châtellerault), né au Maurier au mois d'août,
en 1566, qui s'est élevé par son mérite à de hauts
emplois, et a laissé d'importants mémoires sur les
principales affaires de son temps.
Ainsi que la plupart des gentilshommes angevins
ou manccaux, Jean Aubery était de la religion réformée.
On a licu de supposer qu'ils ne s'étaient pas tous ran-
gés à ce parti par des raisons de conscience ; on les vit
en effet, pour le plus grand nombre, passer rapidement
au parti contraire, après le désastre de Jarnac, quand
eut succombé leur vaillant chef, Louis de Condé. Jean
Aubery ne fut pas, toutefois, un de ces transfuges : il
persévéra dans sa religion jusqu'à sa mort, qui eut
lieu en mai 4584. C'était donc, il nous plait de lui
rendre cette justice, un calviniste convaincu.
Ses enfants furent élevés dans secs principes. On
peut d'ailleurs juger que c'était un homme éclairé par
les sacrifices qu'il s'imposa, quoique pauvre, pour les
faire instruire avec soin, quoique gentilshommes.
Benjamin fut envoyé d'abord à l'école de Pringé (2),
au doyenné de Clermont; il continua ses études au
(1) Pag. 482 de la traduction de Tournet.
(2) Aubery du Maurier, Etude sur l'histoire de la France et
de la Hoilande, par M. Ouvré, p. 6. M.Cauvin ne mentionne pas
l'école de Pringé dans ses Recherches sur les établissements de
charile el d'instruclion publique.
Li
4338 HISTOIRE LITIÉPRAIRE DU MAINE.
collége du Mans, puis à Paris, aux colléges de Lisieux,
de Boncourt ct de Cambrai. Il se rendit ensuite à
Genève, où il apprit la philosophie sous la discipline
de Théodore de Bèze. En 1584, à la nouvelle de la
mort de son père, il revenait en France pleurer avec
sa mère. Îl allait ensuite retourner à Paris pour finir
son cours de philosophie, quand une nouvelle persécu-
tion contre les gens de son parti changea se$ desseins
et le fit soldat.
Encouragés à tout entreprendre par le silence cons-
terné de leurs ennemis, Îles catholiques avaient
décrété que, dans l'espace de six mois, tous les calvi-
nistes français devraient abjurer ou quitter le royaume.
C'était recommencer la guerre. Tandis que la triste
veuve de Jean Aubery se rendait secrètement au chà-
teau de Brouassin, chez le comte de La Suze, son fils
Benjamin allait combattre à Coutras, à Sarlat. On l'en-
voyait ensuite à Montauban, à Nérac, à La Rochelle.
Il avait pris le mousquet pour remplir un devoir ;
mais il était peu fait pour la guerre. Rien ne lui conve-
nait moins que de vivre misérablement avec de grossiers
compagnons, plus avides encore de piller que de com-
battre. Ayant donc passé deux ans sous les armes, du
mois de mars 4586 au mois de février 1588, ct croyant
avoir ainsi payé sa dette, il prit congé de son capitaine
etrevint en son pays. Il n'y fit pas toutefois un long
séjour : il apprit, en cffet, en arrivant la mort récente
de sa mère; ce qui le décida sur-le-champ à repasser
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 139
*
la Loire pour aller chercher fortune à la cour du roi
de Navarre.
Mais d'autres événements l'arrêtèrent en chemin.
Après l'assassinat du duc de Guise, Henri HT, jugeant
à bon droit ses affaires perdues, se retourne vers le roi
de Navarre, lui propose la paix ct lui livre comme gage
de confiance la place de Saumur. Benjamin arrivant à
Saumur, Duplessis-Mornay, qui gouvernait cette ville
pour le roi de Navarre, voit ce jeune homme, pense
qu'il pourra l'employer, et le retient près de lui.
En effet, il l'employa peu de temps après. Henri HI
mort, il s'agissait pour Îc roi de Navarré de mettre la
main sur le cardinal de Bourbon, dont les ligueurs
songeaient à faire un prétendant. Le cardinal était
alors détenu, par les ordres du-roi défunt, dans le châ-
teau de Chinon, sous la garde peu sûre du sieur de
Chavigny. Le roi de Navarre ayant prié Duplessis-
Mornay de négocier cette affaire très-délicate, Aubery
fut bientôt chargé par l'habile négociateur d'aller
porter la nouvelle du succès obtenu (4). Ainsi nous
voyons Aubery faire son centrée dans le monde par
une ambassade. C'est un accident digne de remarque,
car, s'il y a des vocations, la sienne était assurément
d'être ambassadeur.
Cette fonction réclamait alors, outre beaucoup de
prudence, beaucoup de courage. Souvent envoyé par
Duplessis vers Îe roi, qui tenait toujours la campagne
(4) M. Ouvré, ouvrage cité, p. 10.
n°
140 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
et contre les ligneurs et contre les Anglais, Aubery
courut maintes fois les plus grands dangers: il fut
même un Jour fait prisonnier et mené dans la ville de
Fécamp, Îles jambes garrottées sous le ventre de son
cheval (4). Mais comme il n'était pas moins courageux
que prudent, avisé, persuasif, il se tirait de tous les
mauvais pas. [l avait à peine vingt-cinq ans, lorsque,
le 22 octobre 1590, le roi, qui lui-même avait conçu
bonne opinion de son mérite, le nomma secrétaire
ordinaire en sa maison de Navarre, aux gages de deux
cents livres, en récompense « de sa loyauté, preud-
«<hommie, capacité, expérience et bonne diligence(2).»
C'était à la fois une gratification et un titre; mais ce
n'était pas un emploi. Aussi le jeune secrétaire du roi
de Navarre demeura-t-il au service de Duplessis, qui
l'occupa comme autrefois à porter ses fréquentes
dépêches à la cour peu sédentaire du hbelliqueux Henri.
Dans ses ambassades Aubery vit souvent Ilenri de
La Tour d'Auvergne, duc de Bouillon, nouveau maré-
chal de France, homme de forte trempe, propre à
l'action sur les champs de bataille, négociateur habile
et heureux, zélé royaliste, zélé calviniste, qui pouvait
tout à la cour et s’y permettait tout, même de blâmer
le roi. Ayant donc apprécié dans plus d'une affaire le
mérite précoce d'Aubery, le duc de Bouillon pria
Duplessis de lui céder ce jeune homme; et, dès le mois
(1) M. Ouvré, ouvrage cité, p. 19.
(2) Id., ibid, p. 19.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER, 141
de juin 4599, la cession consentie, Aubery demeura
près du maréchal, à la cour même, au service du roi,
qui l'envoya quelque temps après en Angleterre vers
la reine Elisabeth. Henri le chargeait notamment de
raconter à la reine des démarches faites par la cour
de Rome pour le convertir et d'ajouter que ces démar-
ches seraient vaines. Elles ne le furent pas. C'est
pourquoi l'on se demande si les paroles portées à la
reine Elisabeth étaient des paroles sincères. Ce soup-
çon de fourberie nous parait mal fondé. Au mois de
septembre de l'année 4592, quand Aubery se rendait
en Angleterre, Henri IV ignorait assurément qu'il
serait contraint de se convertir l’année suivante ; mais
il avait trop d'esprit pour n'être pas déjà prêt à subir
cette contrainte. En matière d'orthodoxie religieuse,
la dignité des particuliers consiste à se raidir, et à
tout braver, même la ruine, même les’supplices, plutôt
que d'abjurer ce qu'ils croient, puisque, dit Alzire,
… Renoncer aux dieux que l'on croit dans son cœur
Est le crime d'un lâche et non pas une erreur;
mais le devoir des rois est de céder à propos sur ces
questions qui viennent après d'autres, et qu'il leur est
même permis de juger indifférentes.
À peine revenu d'Angleterre, Aubery fut dépêché
par le roi vers le duc de Bouillon, en Lorraine. Le
voyage fut périlleux; le retour le fut davantage;
assailli près de Compiègne par des ligueurs embus-
142 IISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
qués, il devait périr en cette rencontre, mais il n’y
perdit, par miracle, qu'un cheval {4). Il était à Mantes
en avril 1593, avec le duc de Bouillon, et de cette
ville il entretenait avec son ancien protecteur, Duples-
sis, une correspondance assidue. I y avait à Mantes
une assemblée d'évêques qui pressait Henri de faire
sa paix avec Rome, ou, du moins, de se convertir et
d'institucr dans son royaume une église orthodoxe
qui n'eût point affaire du pape. Le duc de Bouillon,
encore obstiné dans son calvinisme, s'était donc
rendu dans cette ville, pour y combattre l'influence
des princes et des gentilshommes catholiques qui
conseillaient aux évêques les résolutions les plus véhé-
mentes. La première lettre d'Aubery que nous offrent
les Mémoires de Duplessis (2) est du 8 mai. II y a
dans cette lettre plusieurs passages écrits en chiffres.
Ce sont, il n'en faut pas douter, les plus intéressants ;
mais nous ne les comprenons pas. Cette affaire de
l'abjuration attristait plus encore Duplessis que le duc
de Bouillon. If écrivait le 25 mai au sieur du Maurier :
« Je vois un changemeut qui en peut attirer d'autres.
« Num fastigium putas ? Gradus est. Certes je suis
« bienaiseden’avoir point été là ‘à Mantes), carilm'est
« plus aisé de répondre de mon absence qu'il n'eût
« été de ma présenee (3. » Mais vainement Duples-
(1) Ouvré, onvr. cité, p. 22.
(2) Mémoires ct Correspondance de Duplessis-Mornay ; Paris,
1824, in-8; t. V, p. 410.
(3) 1bid., p. 429.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 143
sis et les siens exhortaient Henri, qui leur souriait
toujours, à persévérer dans sa religion ; la raison
d'état parlait plus haut que ces vicux serviteurs, et
déjà le sourire d'Henri voulait dire qu'il était prêt à
entendre bien des messes pour régner à Paris.
Sur ces entrefaites le roi, de plus en plus satisfait
d'Aubery, le prit à son service comme secrétaire ordi-
naire, aux appointements de quatre cents livres. Cela,
toutefois, ne le gagna pas au parti de la conversion.
Une de ses lettres à Duplessis. qui porte la date du
mois de juin (1), est pleine d’affligeants détails mys-
téricusement racontés. Nous ne cherchons pas à péné-
nétrer dans ce dédale de chiffres, de périphrases
obscures et d'allusions qui ne le sont pas moins.
Duplessis répondait plus clairement, le 5 juillet, au
sicur du Maurier : « Nous sommes jà vaincus et jà
« rendus... Tandis que la guerre avec la Ligue tient
« encore nos ennemis cn bride et facilite nos condi-
« tions, visons que ceux desquels la violence a pu
« forcer l'âme du roi n'aient nos vies à leur discré-
« tion (2). » Henri signait l'acte de son abjuration
le dimanche 95 juillet, à Saint-Denis. Duplessis
vaincu se soumit, sans condescendre aux désirs du
roi jusqu'à l’approuver ; le duc de Bouillon, avec
plus d'aigreur, se contenta de déclarer qu'il resterait
fidèle. Aubery, son discret confident, qui ne pouvait
(4) Hlémoires et Corresp. de Duplessis-Mornay, 1. V, p. 469.
(2) Ibid., p. 485.
444 HISTOIRE LITIÉRAIRE DU MAINE.
rien, pas même témoigner sa tristesse, s'inclina silen-
cieusement devant le fait accompli.
Duplessis, comme le duc de Bouillon, avait tort
de supposer le roi capable de les livrer à la discrétion
de leurs ennemis. Mais leurs ennemis étaient encore
assez puissants dans le pays pour Icur causer de
légitimes inquiétudes. Il y avait, en effet, bien des
gens dans le parti catholique à qui l'abjuration du
roi ne suffisait pas. Le jour même où s'en faisait la
cérémonie, on annonçait que le duc de Guise avait été
proclamé roi de France par les Parisiens, et du Mau-
rier, consterné de cette nouvelle, s’empressait de la
transmettre de Tours à Saumur à Duplessis-Mor-
nay (4). Il ne s'agissait pas seulement de contesta-
tions religieuses, de prêche ou de messe, de présence
réelle ou de présence figurée : c'était peut-être Île
principal souci des prêtres, des ministres et des sim-
ples gens qu'ils endoctrinaient ; mais ce qui intéres-
sait bien davantage les gentilshommes de l’une. ou de
l'autre secte, c'était d'occuper seuls les avenues du
pouvoir, et de posséder sans partage les grands com-
mandements, les hauts emplois. La paix partout an-
noncée était loin de leur sourire. Aussi du Maurier, ne
croyant pas à une longue suspension d'armes, écrit-il
de Saint-Denys à Duplessis, le 4 août 4593, pour l'in-
viter à presser l'achèvement des fortifications de Sau-
1) Mémoires el Corresp. de Duplessis-Mornay, 1. V, p. 498.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 145
mur (4). Et, dans la même opinion sur l’état des choses,
Duplessis lui répond le 40 août : « L’insolence croît
« d'un côté et la patience échappera en quelque endroit
« de l'autre. [ci non, où je tiendrai le contre-poids
« tant que je pourrai. » Cependant la contrariété des
intrigues les rend impuissantes, et bientôt du Maurier
écrit de Tours à Duplessis pour l’informer de tout ce
qui lui semble ajourner une nouvelle crise (2).
Au sein mème du parti protestant, combien de mé-
comptes et d'agitations et de murmures! Le roi sait
que Duplessis n'approuve pas son abjuration et veut
se justifier devant lui. Pressé de venir à la cour, Du-
plessis se décide enfin à quitter Saumur; mais, afin
de se mettre d'accord avec le duc de Bouillon, mandé
dans le même temps et pour la même cause auprès du
roi, il charge Aubery de lui communiquer une longue
lettre qui contient un plan de conduite (3). On doit
croire que le duc de Bouillon, fougueux et querelleur,
ne suivit pas les conseils de prudence que Duplessis
croyait devoir lui donner. Il se rendit, en effet, à la
cour, mais s’en éloigna sur-le-champ, sans informer
Duplessis de ce qu’il avait dit. Aussi Duplessis, de
retour à Saumur, faisait-il parvenir à du Maurier deux
lettres pressantes, à la date du 27 février et du.
mars, demandant des nouvelles du duc de Bouillon.
(1) Mémoires ct Corresp. de Duplessis-Mornay, t. V, p. 504,
(2) Ibid., p. 526.
(3) Ibid., t. VI, p. 13 et 17.
146 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE,
Mais il ne reçut pas immédiatement ces nouvelles.
Ou du Maurier n'osa pas lui répondre, ou il ne le put,
ne sachant pas au juste ce qui s'était passé dans l'en-
trevue du duc et du roi.
Vers ce temps la correspondance de Duplessis et de
du Maurier est tout à coup interrompue. Enfin, le
février 1595, c'est-à-dire près d'un an après avoir
reçu la dernière lettre de Duplessis, du Maurier, qui
dans l'intervalle a voyagé de Tours à Sedan, lui donne
quelques détails sur le mauvais accucil fait au due
de Bouillon par le roi mécontent, presque irrité. Nous
n'avons aucune lettre ni de la fin de cette année,
ni de l’année suivante. Du Maurier étant allé, sur
le conseil d'un de ses amis, rechercher l'alliance
d'une honorable fille dans Ja ville de Metz, est fait
prisonnier par des maraudeurs, au nom du roi
d'Espagne, et détenu pendant six semaines dans
le château de cette ville, à la requête et au profit
d'un rival. On le conduit ensuite, toujours pri-
sonnier, à Luxembourg, où le comte de Mansfeld
l'a mandé, voulant connaitre son affaire. Après six
autres semaines de captivité dans le château du
Luxembourg, il est enfin délivré, non sans payer
quelque rançon, à la prière du duc de Lorraine.
Il revient alors à Sedan oublier l'honorable fille dont
les maraudeurs espagnols lui défendent l’approche,
et, tandis que le duc de Bouillon intrigue ou cons-
pire, prendre soin de sa maison abandonnte, de
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 447
ses biens mis au pillage et même de sa réputation
compromise (4).
Le duc de Bouillon ayant fait contre les Espagnols,
en Picardie, une campagne malheureuse, sous le
commandement du duc de Nevers, celui-ci, pour n’a-
voir pas la honte de la défaite, avait publié contre
son lieutenant un mémoire accusateur. Cet écrit par-
tout répandu, le duc de Nevers mourut, et sa mort
déplorée donna plus de crédit encore à ses griefs. Le
roi, ne cachant pas qu'il les trouvait fondés, reçut mal
le duc de Bouillon lorsqu'il revint à la cour présenter
ses excuses. C'est en de telles circonstances que du
Maurier rédigea, pour la défense de son maitre, un
écrit anonyme dont nous avons sous les yeux quelques
fragments (2). Cette plaidoirie ne parait avoir con-
vaincu personne. Les gens aigris, quand même l’ai-
greur ne les pousse pas à commettre de grandes fautes,
éloignent d'eux tout le monde et n'ont bientôt plus de
partisans. On a la preuve que Duplessis ne pouvait se
défendre d'approuver les sévérités du roi à l'égard du
duc de Bouillon (3). Qui donc pouvait les condamner?
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 52-54,
(2) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 54 et suiv. N'est-ce pas cet écrit
qui est désigné par Fevret de Fontette (Biblioth. hist. de lu
France, t. II, p. 361) sous le titre suivant : Mémoire dela guerre
au Luxembourg par le duc de Bouillon? Fevret de Fontette
menticsnne ce Mémoire comme inédit, et c'est d'après l'exem-
plaire autographe que M. Ouvré a publié quelques pages de
l'écrit anonyme composé par du Maurier.
(3) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 41.
I 6
148 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Cet écrit achevé, du Maurier retourna près du roi.
C'est à propos qu'il revint alors à Paris, où son premier
protecteur, son plus tendre ami, devait bientôt avoir
besoin de ses services. S’étant rendu dans la ville
d'Angers, pour prendre part, avec MM. de Schom-
berg, de Brissac et de Rochepot, à une conférence
qui devait avoir lieu sur les affaires de Bretagne, Du-
plessis a été attaqué en pleine rue, en plein jour, par
une bande d’assassins, à la tête de laquelle se trou-
vait un sieur Saint-Phal, beau-frère du duc de Bris-
sac. C'est au sujet de cet attentat que, le 6 décembre
4597, Duplessis charge Aubery de voir leurs amis
communs, de parler au roi, et de réclamer prompte
et bonne justice (4). Nous avons une lettre d'Aubery
à Duplessis qui porte la même date que la précé-
dente (2). I a fait toutes les démarches sur le résultat
desquelles Duplessis l’interroge : le roi et tous les
courtisans sont d'autant plus indignés que le duc de
Brissac est suspect d'avoir armé le bras de l'assassin.
Mais comment Duplessis obtiendra-t-il une répara-
tion suffisante ? Son avis est que l'affaire doit être
portée devant le grand conseil, et il prie du Maurier
de consulter à ce sujet le célèbre Antoine Arnauld (3).
Dans une autre lettre, du 25 décembre, Duplessis
(1) Mémoires et Correspondance de Duplessis-Mornay ; Paris,
18 septembre 1593, 1. VI, p. 445.
(2) Ibid., p. 45.
(3) Ibid., p. 460.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 449
annonce à son ami qu'il est prêt à employer la force,
s’il le faut, pour atteindre le meurtrier, que le duc de
Brissac à, dit-on, mis en liberté (14). Du Maurier écrit,
le 7 janvier 14598, qu'il a visité de nouveau les per-
sonnes avec lesquelles il importait de s'entendre;
qu'elles sont toutes fort animées contre Saint-Phal et
ses complices ; que les gens du conseil se prononcent
énergiquement (2). Cependant Duplessis renonce à
cette poursuite criminelle ; il ne demande plus qu'une
réparation en présence du roi et des maréchaux de
France (3). Du Maurier préférerait que cette réparation
fût refusée, et que Saint-Phal, absent ou présent, fût
condamné par le grand conseil (4). I] pense, d’ailleurs,
que Duplessis a le droit de faire arrêter Saint-Phal
partout où l'on pourra le rencontrer (5). Mais les amis
du duc de Brissac sont puissants à la cour, et, s'ils
condamnent la conduite de Saint-Phal, ils s'efforcent
d’atténuer la gravité de l’offense commise, en don-
dant l’auteur pour un étourdi, pour un jeune homme
sans expérience, qu'il ne faut pas flétrir, mais sim-
plement admonester. C’est pourquoi du Maurier écrit
bientôt à Duplessis que le roi ne paraît plus si cour-
roucé contre le coupable (6).
(1) Mémoires et Correspondance de Duplessis-Mornay, 1592,
t. VII, p. 473.
(2) Ibid., p. 496.
(3) Ibid., p. 514.
(4) Ibid , p. 518.
) Ibid., p. 521.
)
Ë
(6) Ibid., p. 524 et 558.
150 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Duplessis ne doit pas tarder à connaître par lur
même ce que le roi pense de son affaire, puisqu'au mois
de mars le roi vient le trouver en [a ville d'Angers.
Les Mémoires de Madame Duplessis-Mornay nous
apprennent que, durant son séjour au château d'An-
gers, Henri dit aux maréchaux de France de commen-
cer la procédure contre Saint-Phal et leur commit le
soin de décider dans quelle forme une réparation
serait faite à l'honneur de son vieux camarade (1).
Le 43 juin, Duplessis étant de retour à Saumur, Aubery
lui fait savoir que Saint-Phal a juré dese rendre à l’as-
signation des maréchaux (2). Deux autres lettres d'Au-
bery, du 2 et du 22 août, aveñtissent Duplessis qu'il
doit, suivant les ordres du roi, se rendre au château de
Buhy et y demeurer jusqu’au jour où Saint-Phal sera
mené devant lui repentant et suppliant (3). Il y de-
meura quelque temps, dans une vaine attente, et fut
ensuite prié de venir à Paris. Voici la fin de cette
longue négociation relative à l'attentat d'Angers.
Saint-Phal fut conduit à la Bastille le 42 janvier
4599. Le lendemain il parut devant le roi, sans armes,
introduit par le capitaine des gardes. Les maréchaux
ayant déclaré que « la qualité de Poffense avait rendu
« Saint-Phal incapable de venir en combat avec le
(1) Mémoires de Madame Duplessis, p. 332.
(2) Mémoires et Correspondance de Duplessis-Mornay, t. IX,
p. 30.
(3) Ibid., p.126 et 137.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 451
«sieur Duplessis, » celui-ci ne refusa pas d'accorder un
pardon qui lui était demandé dans les termes les plus
respectueux, et le roi fit ensuite au coupable une
sévère remontrance (1).
Ainsi du Maurier mène à la cour une vie très-occu-
pée. [Test le résident du duc de Bouillon, avec lequel
il entretient une active correspondance ; il y rend à
Duplessis tous les services que celui-ci peut attendre
de l'ami le plus zélé ; il y est aux ordres du roi, qui
le charge de missions ou publiques ou secrètes ; de
plus il y rédige des écrits en faveur de la cause qui
lui semble, à bon droit, la meilleure, la cause de la
paix. Ainsi en l'année 4598 il publie un Discours sur la
paix accordee par le roi au roi d'Espagne (2), qui
contient un éloge pompeux d'Henri IV. Cela nous
prouve qu'il ne négligeait pas non plus de prouver
son mérite et d'en faire parler. A la cour d'Henri IV
il n'y avait pas un meilleur moyen de parvenir.
Son Discours ayant donc été remarqué, du Mau-
rier supposa que le roi devait en être satisfait, et,
comme il nese plaisait pas beaucoup au service du
duc de Bouillon, il sollicita bientôt, quand l'occasion
(1) Mémoires de Madame Duplessis, p. 340.
(2) On ne connaissait pas l’auteur de ce discours anonyme,
inséré dans le tome VI des Mémoires de la Ligue, p. 617. Mais
Aubery déclare lui-même qu'il est de sa plume. C’est un ren-
seignement qui nous est fourni par un Journal manuscrit que
nous avons déjà cité, que nous citerons encorc plus d’une fois
d'après M. Ouvré.
152 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
s'en offrit, une charge de finances dans le cabinet du
roi. Mais Duplessis, qui l'aurait volontiers recom-
mandé, doutait trop de son crédit pour le faire, et le
duc de Bouillon, qui ne s'employait jamais pour les
autres, lui refusa froidement sa protection. L'emploi
vacant ne lui fut pas donné. Il en eut du ressentiment
contre le duc. S'il forma déjà le dessein de le quitter,
il tarda trop à l'exécuter. Quand on aspire aux char-
ges des cours, on ne doit pas demeurer longtemps
aux gages d'un maître qui ne veut pas vous être utile ;
la prudence conseille même de le fuir au plus vite,
quand on voit ce personnage inofficieux s'engager, pour
sa part, dans un chemin où l'on estime qu'il se perdra.
Or, il était déjà facile au courtisan le plus inattentif
de reconnaître que le duc de Bouillon n’avait plus la
confiance du roi, el les motifs de sa disgrâce devaient,
pour le moins, être soupçonnés par un chargé d'affai-
res qui était presque un confident.
Du Maurier continue à suivre la cour. Nous le
retrouvons en l’année 1600 avec le roi qui va guer-
royer en Savoie. Il assiste, le 16 octobre, ausiége de
Montmelian; le 26 novembre il est à Lyon, et, au
mois de décembre, à Chambéri (4). Étant dans cette
ville, le roi l'avertit à mots couverts que le duc de
Bouillon conspire avec le duc de Biron et le comte
d'Auvergne. C'est un roi de belle humeur qui, pour
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 64, 67.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 153
n'avoir pas à châtier un coupable, le fait prévenir que
sa conspiration est éventée. Cependant les menées des
mécontents deviennent plus actives, plus menaçantes.
Le duc de Biron arrêté, du Maurier écrit à son mai-
tre, l'entretient des défiances du roi, et lui donne de
prudents conseils (1). Ces conseils ne sont guère
écoutés : néanmoins le duc se laisse enfin persuader
qu'ilne peut se mettre en révolte et engager une lutte
ouverte; il faut donc qu’il se justifie, ou que, par des
aveux et des marques de repentir, il mérite son par-
don. Mais le duc savait bien que sa justification était
difficile et il avait trop d'orgueil pour solliciter l’ou-
bli de sa faute ; il était d’ailleurs, par nature, trop
artificieux, et, dans la circonstance présente, trop
troublé, trop irrésolu, pour suivre le plus droit che-
min. Ayant fait promettre au roi, par du Maurier,
qu'il ne tarderait pas à venir à la cour, il changea
d'avis, et, quand le roi l’attendait, il écrivit qu'il
se rendait non pas à Fontainebleau devant le roi,
mais à Castres devant ses juges, comme étant déjà
publiquement accusé. Ayant reçu cette dépêche, du
Maurier se hâta de la porter au roi, qui n’en fut pas
satisfait. Les secrétaires d'état aussitôt mandés, l’ar-
restation de du Maurier fut conseillée. Cependant il
demeura libre : le roi qui, comme s'exprime madame
Duplessis-Mornay, « le connaissait nourri de la
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 73.
154 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
«main (4) » d'un de ses plus fidèles serviteurs, Du-
plessis, le roi garantit lui-même sa loyauté, et non-seu-
lement il refusa de le laisser mettre au nombre des
accusés, mais, pour lui donner un témoignage de sa
confiance, ille chargea, quelques jours après, d'aller
demander à Duplessis le parti qu'il convenait de
prendre à l'égard du duc de Bouillon. Il était impos-
sible de lui confier une mission plus délicate. Du-
plessis fit au roi, par écrit, une sage réponse. Il lui
recommanda d'instruire l'affaire, de recueillir des
preuves, avant d'avoir mauvaise opinion d'un per-
sonnage aussi considérable, et, en tout cas, de pro-
céder à son égard avec la réserve commandée par les
circonstances. Mais cet avis ne fut pas écouté. Henri
ne savait pas supporter une offense. Sa modération
l'abandonnait quand 1l voyait quelqu'un se dresser
devant lui avec l'attitude de la révolte. L'ordre étant
donné de le poursuivre et de le conduire prisonnier
devant le roi courroucé, le duc de Bouillon gagna
prudemment la frontière du royaume et s’exila.
Au mois d'avril 4603, le duc s'étant retiré chez le
landgrave de Hesse, du Maurier l'alla trouver, avec la
permission du roi, pour s'entendre avec lui sur le
réglement de ses dettes, qui étaient considérables.
Leur entrevue fut très-froide ; ils se séparèrent mécon-
tents l’un de l’autre, et, quand ils furent séparés, du
(1) Mémoires de Mâdame Duplessis, p. 417.
—
ne ne
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 455
Maurier apprit avec douleur que sur de faux rapports
le duc l’accusait de trahison, Ils se réconcilièrent à
peu près au mois de mars 1604, quand Rosny lui-
même, autrefois adversaire passionné du duc de
Bouillon, ayant appris qu'il était de retour à Sedan,
chargea du Maurier d'aller lui faire certaines proposi-
tions d'accommodement. Cependant celui-ci ne fut
pas plus heureux dans sa négociation que ne l'avait
été La Trémouille, précédemment envoyé par le roi.
On avait de part et d'autre tant d’aigreur et tant de
méfiance qu'on ne pouvait s'entendre ni par lettres ni
par ambassadeurs. Un accord ne fut signé que sous les
murs de Sedan, lorsque le roi vint lui-même assiéger
cette place, où le duc s'était fortifié.
Cette grande affaire étant terminée, du Maurier
vint trouver le duc, pour lui déclarer qu'il ne croyait
pas devoir plus longtemps rester au service d'un
maître qui avait douté de sa fidélité. Cette résolution
prise, au mois de juin 4606 (1), du Maurier revint en
ses terres d'Anjou. L'année suivante, comme il était à
Paris et se promenait en oisif dans cette ville embellie,
observant les constructions nouvelles de la rue Dau-
phine, le roi, qui venait visiter les mêmes travaux, le
reconnut, le pria d'approcher et lui fit l'offre d'un
emploi. Il s'agissait d’être à Paris le correspondant du
sieur de Buzanval, ambassadeur en Hollande, et de
présider à l'expédition du subside annuellement fourni
(4) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 147.
LG"
156 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
par la France aux Provinces-Unies. C'était un emploi
modeste. Du Maurier l'accepta, ne pouvant le refuser
au roi qui l'offrait. [l trouva dans Buzanval un supé-
rieur bienveillant. Mais, Buzanval mort, de Russy,
qui lui succéda, fut d’une humeur contraire. Ayant
connu du Maurier chez le duc de Bouillon et ne l'ai-
mant pas, il s’efforça de l'éloigner (4). Il n'y réussit
pas. La douce gravité de du Maurier plaisait au roi,
et il était d'ailleurs aimé des ministres parce qu'il était
laborieux, docile et honnête. Villeroy fit savoir à
de Russy que, malgré lui, du Maurier serait main-
tenu dans sa charge. En effet il la conserva, même
lorsqu'il fut pourvu d’une autre où il rencontra plus
d'occasions de faire connaître et son mérite et sa
droiture.
Il avait, en l’année 1599, écrit en forme de Lettre
un discours critique sur l'administration de Sully. II
félicitait ce ministre vigilant de sa fermeté, mais en
blâmant sa rudesse. I] l'aurait voulu non moins impla-
cable à l'égard des fripons, mais de plus facile accom-
modement à l'égard des gens de bien dont on n'avait
pu régulièrement, au temps passé, compenser les dom-
mages et rétribuer les services. Cette Lettre avait été
faite pour être lue par des amis et ne devait pas être
publiée ; mais les amis auxquels du Maurier l'adressa
la jugèrent, à bon droit, écrite avec beaucoup de con-
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 148.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 1457
venance, et ils en firent des copies qui circulèrent (1).
Une de ces copies vint-elle aux mains de Sully ? C'est
ce qu'on ignore : quoi qu'il en soit, au mois d'oc-
tobre 1607, Sully nomma du Maurier contrôleur
général des comptes, avec trois mille livres de gages.
Cette fois encore il n'avait rien demandé : le ministre
l'avait choisi, le roi l'avait sur-le-champ agréé. Il
arrivait donc enfin à la fortune, et par le chemin qui,
s'il n'est pas le plus court, est le plus facile. Les gou-
vernements, même les moins honnêtes, n'ont-ils pas
besoin des honnêtes gens?
Le 1% janvier 1608, du Maurier était chargé par
ses collègues au département des finances de présenter
à Sully le compliment annuel. On a ce compliment
qui est, suivant le goût du temps, d'un style très-
pompeux. 11 plut à l’auteur, puisqu'il le traduisit lu-
même en vers (2). Il plut assurément à Sully, puisqu'il
fit cet honneur à du Maurier, le 5 novembre de la
même année, d'être parrain d'un de ses fils et de lui
donner son nom de Maximilien. On peut encore
supposer que si le roi le gratifia, les années suivantes, :
de sommes considérables et d'un emploi de secré-
taire dans sa maison, il n'obtint pas coup sur coup
(1) Nous lisons des fragments étendus de cette lettre inédite
dans le livre de M. Ouvre, p. 152etsuiv. Le manuscrit original
est à la bibliothèque de Poitiers.
(2) Il ga un long extrait du compliment en prose dans le
livre de M. Ouvré, p. 159 et suiv.
158 | HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
tant de faveurs sans la recommandation ou l'approba-
tion de Sully (1).
Sept lettres de Duplessis à du Maurier, du 22 juin
#607 au 24 novembre 4609 (2), ne nous font rien
connaître d'important. Îl faut qu'il y ait eu, vers cette
époque, quelque refroidissement entre les deux amis,
ou bien que les fonctions confiées à du Maurier ne lui
aient pas permis de continuer ses ?ntimes confidences
avec un homme que tant de gens s’efforçaient de
perdre dans l'esprit du roi. Ce qui nous ferait admettre
la supposition d'un désaccord, c'est que la première
lettre adressée à Duplessis par du Maurier, après un
silence d'environ trois années, n’est plus écrite sur le.
même ton que celles d'autrefois. Du Maurier appelle
Duplessis « Monseigneur ; » il ne lui parle pas avec
liberté, avec abandon, mais avec une gravité senten-
tieuse, presque pédante; il ne lui demande plus des
ordres, mais lui donne presque des conseils. Et com-
ment ces conseils sont-ils accucillis par Duplessis ?
Assez mal. Ils ne s'entendent plus, ils usent l'un à
l'égard de l’autre de réticences calculées, ils dissertent
longuement sur la situation des esprits, sur les cir-
constances, sur la conduite qu'il faut tenir, comme
des gens qui ne marchent plus dans la même voie et
qui ont besoin de se justifier réciproquement (3). L'un
(4) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 165.
(2) Mémoires el Correspondance, t. X, p. 206, 208, 211, 214,
959, 365, 438.
(3) Ibid. t. XI, p. 388 et 389.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 159
des deux, en effet, vit toujours dans son château de
Saumur, retiré des affaires et ne s'occupant que de
veiller sur les intérêts de l’église dont il est vraiment
le tuteur et le chef. L'autre a témoigné moins de ran-
cune aux vétérans du parti de la ligue, et, sans faire
le sacrifice de ses croyances, il n’a pas heurté celles de
la secte dominante; il vit à la cour et c'est un homme
en crédit, qui a plus de désirs que de regrets. Voilà
des positions bien différentes.
La mort tragique d'Henri IV fut une catastrophe
pour quiconque n'aspirait pas, en France, après de
nouveaux désordres. Dans une pièce de vers qu'il
composa sur ce désastreux événement, du Maurier,
s'adressant à Ravaillac, lui disait :
Mais tu n’as seul commis cet horrible forfait ;
et il lui donnait pour complices les dévots, les Jésui-
tes (4). Cependant la reine laissa les Jésuites en paix et
n'inquiéta que les plus constants amis du roi. Sully
fut un des premiers qu'elle priva de sa charge, et du
Maurier, ne songcant pas même à défendre la sienne
contre les protégés du tout-puissant Concini, fit avec
Sully prompte retraite.
Il revint en Anjou, résolu, dit-il, ayant dès sa jeu-
nesse aimé la vie des champs (2), à passer désormais
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 166.
(2) Ibid., p. 169.
160 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
loin de Paris sept ou huit mois de l’année. S'il prit
cette résolution, ce qu'il est permis de ne pas croire,
il rentra facilement aux affaires lorsqu'il y fut rappelé
par Villeroy. Il est vrai que Villeroy lui proposait
l'ambassade des Provinces-Unies. Or, quand du Mau-
rier s’estimait le plus en faveur, son ambition n'allait
pas au delà de cette ambassade, et on venait le prier
de l’accepter quand il devait s'estimer en pleine dis-
grâce ! Il permit donc à Villeroy d'accepter en son
nom. |
Alliée du comte Maurice, prince d'Orange, lorsqu'il
était en guerre avec les Espagnols et les Flamands, la
cour de France avait entretenu dans son armée plu-
sieurs corps de troupes et s'était intéressée vivement
au succès de toutes ses entreprises. Comme on avait
aussi la paix, au même temps, dans les autres états de
l'Europe, la noblesse de France, d'Angleterre, d'Alle-
magne, d'Italie, s'était donné rendez-vous sur ces
champs de bataille où le prince Maurice et le marquis
de Spinola, général des armées d'Espagne, se livraient
de si brillants combats et donnaient de si belles lecons
de stratégie aux plus habiles capitaines. Mais plus
nombreux que tous les autres avaient été les gentils-
hommes français, qui, n'ayant pu s’accoutumer au
repos des armes, étaient venus prendre du service
pour leur compte personnel sous les drapeaux de
Maurice. La France avait donc été, pendant la guerre,
la nation la plus engagée dans les affaires des Pro-
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 161
vinces-Unies ; aussi jouissait-elle, depuis la paix,
d'une prépondérance reconnue et enviée dans le con-
seil de ces Provinces, où, selon les traités, siégeait
son ambassadeur.
Villeroy ne pouvait donc confier ce poste difficile
qu'à un homme expérimenté. Après Jeannin, qui s'y
était signalé, Henri IV y avait placé de Buzanval, de
Russy, dont il avait eu plusieurs fois à se plaindre, et
la reine Marie le sieur de Reffuge, qui, se défiant de
lui-même, demandait son rappel. Le choix de son
successeur était un embarras. Aertsens, qui représen-
tait à Paris les États confédérés, recommandait vive-
ment le sieur de Villarnould, gendre de Duplessis-
Mornay (1). Celui-ci, ne voulant rien solliciter, pour
n'être, dans une cour ennemie, l'obligé de personne,
laissait d'autres parents conduire cette intrigue dans
l'intérêt de son gendre (2). Si Villarnould n'avait
pas la pratique des affaires, on le disait modéré dans
son parti ; mais Duplessis, qui ne l'était pas, pouvait
le dominer ct l'entraîner. Du Maurier convenait mieux
à Villeroy. Ayant depuis longtemps un commerce de
lettres avec cette ambassade, il connaissait les secrètes
menées de son gouvernement dans les assemblées des
Provinces, dans le conscil général de la confédéra-
tion, et les encouragements intéressés qu'il avait
(1) Mémoires et Corespondance de Duplessis-Mornay, t. XIT,
.p. 123.
(2) 1bid., p. 139.
162 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
donnés à l'ambition du comte Maurice et les
démarches aussi peu sincères qu'il avait faites pour
calmer l’ombrageuse défiance de Barnevelt. Marie de
Médicis voulait-elle suivre la politique du règne pré-
cédent ou ne la pas suivre? Personne n'était plus pré-
paré que du Maurier à voir les avantages et les incon-
vénients de l’une et de l’autre conduite. Il s'était
d'ailleurs toujours signalé dans les contestations reli-
gieuses par la réserve de son langage, et il n’était pas
homme à trahir ses devoirs d'ambassadeur pour obéir
aux injonctions d’un chef de secte. À son grand dépit,
Aertsens eut le dessous dans cette affaire : Villar-
nould, son candidat, fut écarté, et du Maurier partit
pour La Haye au mois de mai de l'année 1613,
avec le titre de secrétaire. Villeroy n'avait pas osé
le nommer tout d'abord ambassadeur, quoiqu'il füt.
suivant Jeannin (1), « bien fort habile homme, » parce
qu'il était de petite noblesse et n'avait pas encore
occupé de hauts emplois.
Aertsens ne tarda pas à l'aller rejoindre. C'était un
homme plus rusé qu'honnête, qui avait peu de crédit,
mais dont on redoutait les intrigues. Ayant fait savoir
à la reine-mère qu'il retournait en Hollande pour
prendre soin de sa santé et de ses affaires particu-
lières, il reçut, à son départ, suivant l'usage, un pré-
sent considérable, un service de vermeil de la valeur
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 203.
BENJAMIN AURERY BU MAURIER. . 463
de quinze mille livres. Comme on était fort aise d'être
délivré d’un tel fourbe, même à ce prix, on écrivit
aussitôt de Paris à La Haye, pour annoncer son départ
ét pour inviter les États à lui désigner un successeur.
Du Maurier fut chargé de faire cette demande. Mais
Aertsens n'avait pas eu l'intention de quitter son
emploi ; il avait simplement voulu se faire donner le
présent d'adieu, et, comme l'audace ne lui manquait
pas, il jura qu'il avait pris congé de la reine-mère en
lui annonçant un prochain retour, et prétendit faire
passer pour des imposteurs et le secrétaire de l'am-
bassade française et le ministre Villeroy. 11 se pré-
senta même aux États et y prononça le plus véhément
discours, disant quil avait pour ennemis, en France et
ailleurs, tous les traîtres, agents secrets de l'Espagne,
qui travaillaient à rétablir les Provinces-Unies sous le
joug du pape, mais qu'il observait leurs pratiques
et ne tarderait pas à les démasquer. Ces débats
ne se terminèrent pas à l'avantage d'Aertsens. Une
lettre de la reine-mère vint confirmer les dires de du
Maurier, et celui-ci dénonça, le 143 novembre 1613, en
pleine assemblée des États, les honteuses manœuvres
de cet agent diplomatique, qui avait poussé le mépris
des convenances jusqu'à séduire à prix d'argent le
secrétaire de l'ambassade française, et avait obtenu
par ce moyen la communication des papiers les plus
importants. Aertsens, publiquement repoussé par
Barneveldt, qu'il n'avait pu duper par ses fourberies,
164 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
fut enfin abandonné par la majorité des votants et il
eut pour successeur, dans sa charge, le baron de
Languerach (1).
Il se promit bien de perdre un homme qui l’avait si
peu ménagé. Comme il était bien vu du prince Mau-
rice, dont il avait servi la cause durant les troubles, les
parents, les amis que ce prince avait à la cour de
France firent alors courir les plus méchants bruits
sur le compte de du Mauricr. Pour leur répondre et
les décourager, Villeroy s'empressa de lui conférer le
titre d'ambassadeur, le 6 mars 4614 (2). Du Maurier
parvint même à se réconcilier l'esprit chagrin du
prince Maurice par l'assiduité de ses bons offices ; à
quoi l'aida beaucoup la belle-mère de ce prince,
Louise de Coligny, qui, française d'esprit et de
mœurs, goûtait particulièrement son caractère aimable
et loyal. Parmi les témoignages d'estime qu'il reçut
de cette princesse il en est un que nous ne devons pas
omettre de rappeler. En l'année 14614 une fille naquit
à du Maurier ; Louise de Coligny voulut être la mar-
raine de cet enfant, qui eut pour parrains « MM. les
« États-Généraux » représentés au baptême par Olden
de Barneveldt (3).
Les États avaient fort à cœur d’être en de bons
(1) Mémoires pour servir à l'histoire de Hollande, par Louis
Aubery, p. 380 et suiv.
(2) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 219.
(3) 1bid., p. 198.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER, 465
termes avec l'ambassadeur français. Ce n'était pas
seulement, à leurs yeux, le représentant d'une puis-
sance amie ; c'était encore le personnage le plus con-
sidérable de tous les résidents étrangers. Outre Îles
gages de sa charge et les pensions qu'il avait de la
cour, Aubery touchait encore vingt-quatre mille livres
par an, comme intendant des finances françaises en
Hollande. On lui faisait de grands honneurs, et les
princes eux-mêmes n'avaient pas son train : « Les
«hivers, La Haye était toute pleine de seigneurs et de
«gentilshommes français, qui ne manquaient pas, pour
«honorer le roi en la personne de son ministre, de l'ac-
«compagner à l'audience de MM. les États-Généraux,
«quand il y allait ; et comme on n’eût pu fournir assez
«de carrosses pour deux ou trois cents gentilshommes et
«officiers qui s'y trouvaient quelquefois, l'ambassadeur
«allait à pied à la tête de cette belle troupe, et son
«carosse suivait tout vide. Si cette ambassade était
«honorable, aussi obligeait-elle à de grandes dépenses,
«car il fallait souvent régaler cette nombreuse noblesse;
«mais on était bien payé pour cela (1).» Il arriva même
à du Maurier, en l’année 4615, de traiter plusieurs
fois Philippe de Nassau, prince d'Orange, et la prin-
cesse sa femme. Par la réception qu'il leur fit il
gagna leurs bonnes grâces, et, comme il était mal
servi près de la reine-mère par ceux des courtisans
(1) Mém. pour servir à l'Hist. de Hollande, p. 192.
466 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
qui convoitaient son emploi et par ceux qui poursui-
vaient en lui l’ancien secrétaire du duc de Bouillon,
les autres le calviniste refroidi, il lui fut très-utile
d'avoir mérité l'affection de Philippe de Nassau (1).
Si, comme on le voit, la maison d’Aubery était fré-
quentée par les princes, par les plus hauts dignitaires
des Provinces-Unies, elle était aussi le lieu de rendez-
vous des plus doctes personnages. Quand Grotius
venait à La Haye, il n'oubliait pas d'aller saluer l’am-
bassadeur du roi de France et lui rendre les hon-
neurs dûs à son rang, tandis que celui-ci se montrait
fort jaloux d'être compté parmi les familiers de
l'illustre syndic de Rotterdam. Les relations de Gro-
tius et d'Aubery commencèrent dès l'année 1614 :
elles furent bientôt très-intimes. Dans la collection
des Lettres de Grotius on n'en lit pas moins de
quatre-vingt-sept qui sont adressées à l’ambassa-
deur français. La première, qui porte la date du à
juin 4614, a pour objet la mort d'un des enfants
de du Maurier ; dans la seconde, qui est extrêmement
curieuse, Grotius répond longuement à son ami, qui lui
avait demandé un plan des études que doit faire un
ambassadeur. Cette correspondance ne peut manquer
d'avoir pour nous beaucoup d'intérêt.
Nous y voyons d'abord qu'en l’année 1615 les
affaires des Provinces-Unies, si graves qu'elles fussent,
(1) Mémoire pour servir à l'Hisloire de Hollande, p. 208.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 167
occupaient encore moins du Maurier et Grotius lui-
même que les tristes nouvelles reçues de France.
En effet, il y avait alors, en France, de grands
tumultes. Mécontents de voir la cour incliner vers
l'Espagne, et d'ailleurs très-jaloux de recouvrer des
priviléges qu'ils s'étaient laissé ravir sous le règne
précédent, les princes et les ducs venaient de former
dans l'état un parti redoutable, et sollicitaient au
dehors, surtout dans les pays protestants, des troupes
et des armes. Ayant appris que des officiers français
au service des Provinces-Unies se disposaient à fran-
chir la frontière, pour aller se ranger sous les dra-
peaux des princes confédérés, et que des navires
chargés d'armes étaient dirigés vers la France, du
Maurier fit arrêter les officiers et saisir les vaisseaux.
Du côté des princes étaient ses coreligionnaires, ses
amis, ses protecteurs; du côté de la reine-mère
étaient les gens dont il redoutait le crédit, dont il
condamnait les tendances réactionnaires et desquels
il ne pouvait attendre aucun service; mais il était
ambassadeur de la cour de France, et il s'agissait de
protéger l'état contre des entreprises factieuses : il
n'hésita pas à remplir son devoir. Les agitateurs lui
gardèrent rancune de cette conduite : durant les
troubles ils envoyèrent quelques pillards dans son
château de la Fontaine-Dangé et ce domaine fut
dévasté (4). La reine-mère et le roi lui écrivirent à
(1) Mém, pour servir à l'Hist, de Holl., p. 209.
LE
PS DS Ce sn AN
168 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
ce sujet et eurent à cœur de réparer, autant que faire
se pouvait, par une compensation pécuniaire, le dom-
mage qu'il avait éprouvé (1). Philippe d'Orange prit
sa défense auprès des seigneurs protestants. Le prince
Maurice lui-même se montra jaloux de témoigner en
sa faveur, et quand, après la conclusion du traité de
Loudun, il éerivit à Villeroy pour le féliciter d’avoir
apaisé les troubles, il s’exprima dans ces termes au
sujet de du Maurier :
« Monsieur, à mon retour de Zélande, sur l'invita-
« tion faite par M. du Maurier, ambassadeur du Roi,
« pour le rétablissement des officiers des troupes
« françaises en leurs charges, j'ai tenu la main à ce
« qu'il y ait été pourvu au contentement de Leurs
« Majestés, Messieurs les États en ayant pris la réso-
« lution, dont l'acte sera exécuté. Au reste, je me
« suis grandement réjoui que les troubles du royaume
« aient été si heureusement apaisés..…. Quoique le
« bon soin et devoir que ledit sieur ambassadeur a
« rendus pour s'acquitter dignement des commande-
« ments de la Reine parlent assez d'eux-mêmes, si
« dois-je rendre ce témoignage à ses comportements
« qu'ils ont été tels que Leurs Majestés en ont été
« Jloyalement et utilement servies, sans qu'il ait donné
« aucun juste sujet de plainte à qui que ce soit, ayant
« conduit avec honneur, modestie et respect, toutes
(4) Mémoire pour servir à l'Histoire de Hollande, p. 219 et suiv.
a
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER: 169
« ses actions qui nous sont bien connues : ce que je
« vous dis pour certaines assurances que, s'il avait
« été fait d'autres rapports pour lui nuire, on y
« aurait fait grand tort à son intégrité et bonne dis-
« crétion, Messieurs les États et nous tous étant plei-
« nement satisfaits de ses procédures en l'égard de
« tous, et croyant que Leurs Majestés ne pourraient
« user par deçà du ministère d'aucun autre. qui leur
« fût plus utile et fidèle, ni plus agréable à cette
« République (1). »
Du Maurier s'employa constamment, durant l'an-
née 4616, à maintenir les bons rapports des États et
de la France. C'était chose difficile : à combien de
désaveux était condamné cet ambassadeur, qui devait
successivement justifier, dans l'assemblée d’un peuple
libre, toutes les variations d’une politique tour à tour
pusillanime et téméraire, dont on ne suspectait pas
moins les concessions que les coups d'état! Mais il
était aidé par Barneveldt, ami sincère de la France,
qui, sans excuser la mauvaise conduite d'un gouver-
nement inhabile et troublé, le défendait comme le seul
‘allié de son pays qui fût vraiment désintéressé. L'as-
sassinat du maréchal d’Ancre faisant prévoir un chan-
gement nouveau dans la politique française, du Mau-
rier forma le projet de venir à la cour. À l’occasion de
ce voyage, Grotius lui écrivait, le 24 novembre 1616 :
(1) Mém. pour servir à l'Hist, de Holl., p. 239.
470 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« Quoique votre présence à La Haye nous soit bien
« utile, et me soit particulièrement fort agréable, je
« ne m'opposerai pas à votre départ : je sais que là-bas
« vous serez assez Français pour rester l'ami des Hol-
« landais: bien mieux, que vous y serez d'autant plus
« Français que vous vous montrerez mieux disposé
« pour la Hollande. » Il partit pour la France le
22 juin 1617, fut reçu par le roi qui le remereia de
ses bons services, et alla faire dans ses terres un séjour
de quelques semaines. Puis il reprit assez vite le che-
min de La Haye, en passant par Saumur et par Paris.
De graves événements le rappelaient à son poste.
Depuis longtemps les membres les plus considé-
rables des États et le prince Maurice étaient en
désaccord et formaient deux partis. Quoique plus zélé
pour les affaires de sa maison que pour celles de la
république, Maurice s'était concilié par d'habiles
intrigues l'affection du menu peuple ; dissimulant les
visées de son ambition, il s'était fait accepter, en
armant toujours contre l'Espagne, pour un ardent
patriote, et, en parlant mal des principaux magistrats
des Provinces, pour un démocrate convaincu. À Ja
tête du parti qui se préparait trop mollement à le
combattre et qui pourtant lui suscitait chaque jour
quelque obstacle nouveau, se trouvait Jean d'Olden
Barneveldt, avocat général de la province de Hol-
lande, vieillard austère, grand citoyen, que recom-
mandaient à la fois et ses vertus et ses services. Après
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 171
beaucoup d’escarmouches, de retraites, de brouilles
et de raccommodements, les deux partis se déclarèrent
enfin en lutte ouverte à l'occasion de la controverse
engagée entre Arminius et François Gomar, au sujet
de la prédestination et de la grâce. Avec Barneveldt
les plus distingués des membres des États se pronon-
cèrent pour la doctrine d'Arminius, c'est-à-dire pour
la plus libre interprétation de la doctrine chrétienne ;
le prince Maurice et ses partisans firent profession
d'être gomaristes, c'est-à-dire conservateurs acerbes
de la tradition calviniste. Leurs débats religieux ayant
excité dans les sept provinces la plus vive efferves-
cence, du Maurier fut chargé par la cour de France
d'intervenir entre les belligérants et d'amortir ces
dissentiments fâächeux (1). Il ne put y parvenir, et, le
29 août 1618, le prince Maurice, ne prenant conseil
que de son ambition et de ses rancunes, fit arrêter
Barneveldt, Hoogenberts, Leydenberg, Grotius et
quelques-uns de leurs principaux adhérents.
Barneveldt et du Maurier s'étaient rendu des ser-
vices mutuels, et 11 y avait entre eux une conformité
(1) Mém. pour servir à l’Hist. de Holl., p. 334. Dans un manu-
scrit de la Bibliothèque impériale, provenant de l’abbaye de
Saint-Germain-des-Prés (n° 192 de Saint-Germain), on lit un
Mémoire instructif baillé à M. du Maurier, ambassadeur du
roi, retournant en Hollande, en octobre 1617. Ces instructions
portent que le sieur du Maurier s’abstiendra d'intervenir dans
les affaires intérieures des Etats, si ce n’est pour apaiser les dif-
férevds survenus.
6°*
179 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de caractère qui avait contribué beaucoup à reserrer
des liens formés par les circonstances. Tous les histo-
riens ont loué les éminentes qualités de Barneveldt ;
voici le portrait d'Aubery du Maurier, tracé par
Charles Ancillon : « Il était ouvert, affable, se com-
« muniquant à ses amis et surtout à ses enfants,
« auxquels il rendait tous ses entretiens utiles. Il
« était sincère, droit, équitable, sur ses gardes pour
« ne désobliger personne, craignant toujours de pré-
« judicier à quelqu'un, mais ne se laissant pas sur-
« prendre, renversant aisément toutes les ruses et
« tous les artifices dont on voulait se servir contre
« lui. » Ces deux hommes, dignes l'un de l'autre,
s'étaient accordé une confiance réciproque, et leurs
familles étaient unics par la plus étroite familiarité.
Ainsi, l'ambassadeur de France avait un commerce
encore plus intime avec les chefs du parti républicain,
Barneveldt et Grotius, qu'avec les courtisans du prince
de Nassau. Quand donc il apprit l'arrestation de ses
amis, il S'empressa de protester, même en public, et
formula de vives remontrances qui furent lues dans
l'assemblée des États. Il vit aussi le prince Mau-
rice et s'efforça de lui faire comprendre qu'il avait
trop osé. Celui-ci, cachant toujours, comme il disait,
« le secret de ses affaires, » rejeta sans violence,
sans aigreur, toute la responsabilité de ce qui s'était
fait sur les États, sur Barneveldt. Les États ayant voté
la mesure, son devoir était de l’exécuter, Barneveldt
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 173
et ses amis avaient soulevé contre eux la majorité de
leurs collègues par leur mépris obstiné pour le grand
nom de Calvin et par leurs mauvaises pratiques avec
l'Espagne ; mais toute cette agitation ne tarderait
pas à se calmer : on allait prendre, en l'absence de
quelques hommes mal intentionnés, diverses résolu-
tions qu'ils auraient combattues, et, cela fait, ils
seraient mis en liberté. Telle fut la réponse du prince
Maurice. Du Maurier n'y put voir et n'y vit qu'un
mensonge. Mais ses instructions ne l'autorisant pas à
parler sur le ton de la menace, il ne pouvait rien
auprès de Maurice pour ses amis. :
Quant aux États ils ne répondirent pas et le procès
des accusés commença. On s'accorde maintenant à
reconnaître que le plus grand de leurs crimes était
imaginaire. [ls avaient désiré traiter avec l'Espagne,
autant par affection pour la paix que par défiance à
l'égard du parti de la guerre dont le prince Maurice
était le chef ; mais assurément ils n'avaient rien tramé
contre l'indépendance de leur république. Cette répu-
blique n'avait pas alors un ennemi plus redoutable
que le prince Maurice. C'était là « le secret de ses
« affaires, » et les États ne le devinaient pas.
_ Bien que la cour de France eût intérêt à demeurer
en de bons termes avec ce prince ambitieux et déjà
puissant, elle appuya les démarches faites par son
ambassadeur en faveur de Barneveldt et de Grotius.
Un conseiller d'État, ancien ambassadeur en Angle-
. Re de de are en Ne qe 6 ns +
474 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
terre, de Boissise, et un descendant de Coligny, le
colonel-général de Chatillon, furent successivement
chargés par la cour de France d'aller plaider devant
les États, devant Maurice, la cause des accusés. Mais
on savait trop que la France devait s’en tenir à la
plaidoirie : de Boissise et Chatillon retournèrent en
France dans les premiers mois de l’année 1649, sans
avoir rien obtenu. De Boissise, demandant son rappel
le 12 janvier, écrivait : « M. du Maurier est ici : quel
« besoin que j'y demeure afin que la honte soit
« double (1)? » A la fin d'avril, le procès des accusés
touchant à son terme, du Maurier se rendit à l'assem-
blée des États et fit entendre d'énergiques paroles. On
n’en tint pas compte, et Barneveldt fut condamné à la
peine capitale. Avant l'heure fixée pour l'exécution,
du Maurier voulut encore faire un dernier effort : il
courut à l'assemblée, et demanda vivement une
audience : elle lui fut refusée, et il ne put qu'adresser
aux États une note diplomatique, dans laquelle il
sollicitait, au nom du roi de France, la grâce de Bar-
neveldt. Nous la publions comme un des plus beaux
monuments de la diplomatie française :
« Messieurs, j'avais désiré parler à vos seigneuries
« en leur assemblée, de la part du roi mon maître,
« sur le sujet qui s’y présente, ayant eu commande-
« ment très-exprès de S. M. de vous continuer jusques
(1) M. Ouvré, ouvr., cité, p. 298.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 175
à la fin ses offices sur ces occasions : et pour cet
effet ai, dès cejourd'hui, avant cinq heures du
matin, envoyé prier MM. de Brackel et de Dort,
députés de la province de Gueldres, de vous deman-
der audience pour moi; mais leur réponse ayant été
qu’ils ne le pouvaient faire, puisqu'elle m'est déniée,
si ne veux-je défaillir en mon devoir, et à l'ordre
qu'il a plu à S. M. me donner sur ce fait. J'ai donc
recours à ce papier pour vous dire qu'ayant entendu
cejourd'hui, seulement à quatre heures du matin,
que les juges par vous nommés aux prisonniers ont
enfin prononcé contre aucuns d'iceux, nommément
contre le sieur d'Olden Barneveldt, et même que ce
» jour est désigné pour lui faire éprouver la rigueur
de leur jugement, S. M., de longue main, m'a
chargé, cela arrivant, de vous dire que, pour le
lieu qu'elle tient entre vos amis et alliés, elle per-
siste à vous exhorter et convier d'user de clémence
en cet endroit. À laquelle fin j'emploie les mêmes
raisons que je vous représentai de sa part le pre-
mier de ce mois, lesquelles, selon votre désir, je
vous baïllai par écrit dès le lendemain. Elle ne pré-
tend point entrer plus avant en connaissance des
causes motives de ce jugement, puisque vous ne lui
en avez rien voulu communiquer, mais certaine-
ment elle estime que, s'il défaut quelque chose à la
sûreté de cet état, il ne sera pas suppléé par le peu
de sang restant à un vicillard, qui, par le cours de
G'‘*
de Sr
476 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
nature et sans l'aide d'aucune violence, ne peut
éviter qu'il ne lui paie bientôt son tribut.
« Ainsi, pour les raisons que je vous ai représentées
et que vous pouvez mieux juger, le conseil de S. M.
tend à épargner la vie du plus ancien officier de
cette république, à laquelle il convient mieux et se
trouvera lui être plus salutaire qu’au particulier de
la personne dont est question; car en un moment
il peut être délivré de sa misère, qui ne sera plus
sujette à aucun retour, mais le mal que votre patrie
en peut recevoir est en danger d’avoir une longue
suite. Car, outre qu'il serait trouvé étrange que
vous n'eussiez pas eu de clémence pour celui qui a
usé sa vie en vous servant, je vous dirai, avec la
franchise convenable au ministre d’un si grand roi,
que si vous permettez cette rigoureuse exécution,
vous vous rechargerez d'une pesante angoisse sur
tant de magistrats que l'on a déposés en cette pro-
vince; car, quelque douceur dont on leur veuille
amoindrir l'amertume de cette médecine, indubita-
blement ils se réputeront de nouveau flétris en cette
personne, avec laquelle ils ont eu non-seulement
communauté d'avis, mais aussi d'afflictions et de
désétablissement. Ce que S. M. croit et désire que
par votre sagesse vous devez prévenir, afin qu'au
lieu de guérir une plaie, elle devienne chancre. A
laquelle raison, qui vous touche de bien près, elle
joint d'abondant sa très-affectionnée prière, et
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 477
« croyez qu'elle gardera un long souvenir de la défé-
« rence que vous aurez faite à ses bons conseils.
« Vos seigneuries ont divers moyens, avec leur
« gloire et sûreté, de commuer la peine que l'on dit
« lui avoir été imposée, soit en le confinant en l’une
« de ses maisons aux champs, sous la caution de tous
« ses proches qu'il n’attentera rien, ni communi-
« quera avec personne dont vous puissiez avoir
« jalousie, soit en le reléguant hors de ces provinces
« où vous trouverez plus à propos. S. M. vous en prie
« derechef, et vous saura aussi bon gré d’avoir eu
« égard à son intercession si affectionnée que vous
« auriez de préjudice et elle de regrets si vous en
« usiez autrement. |
« Il ne me reste qu'à prier Dieu qu'il vous inspire
« un esprit de douceur et de ne refuser la seule prière
« que S. M. vous a faite ; croyant, s’il vous plait aussi,
« que je suis, Messieurs,
« Votre dévoué, etc., etc.
«A La Haye, le lundi, treizième jour de mai 1619,
«à 6 heures du matin (1). »
Cette prière fut encore vaine. Barneveldt était de
trop dans les rêves du prince Maurice ; il fut exécuté
le 43 mai 1619.
Du Maurier demeura quelques années encore en Hol-
lande. Il perdit, à La Haye, au mois de novembre 1620,
(1) Biblioth. impériale ; Collection Dupuy, t. XXXIX.
178 . HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
sa femme, génoise d’origine, qui lui avait donné douze
enfants, six garçons et six filles (1). Prisonnier dans le
château de Louvestein, Grotius lui adressa, dès qu'il
apprit cette nouvelle, une lettre de condoléance.
C'est vers le même temps, le 15 janvier 1621, que
le complice de Barneveldt écrivait à son ami du
Maurier :
ES
«a Ma cause étant depuis longtemps plaidée devant
ma conscience, qui est pour moi le plus saint des
tribunaux, je ne trouve pas, dans les plus intimes
replis de mon âme, que nous ayons jamais formé
un autre dessein que celui de concilier l'unité de
l'Église avec la liberté des opinions sur les points
controversés : dessein que me semblent autoriser
un grand nombre d'exemples anciens et récents. Je
n'ai jamais prétendu rien changer dans le gouver-
nement de la république ; j'ai toujours eu à cœur de
défendre le droit de ceux dont j'étais le sujet, au
nom desquels j'exerçais un emploi public, et aux-
quels j'avais engagé ma foi, et, dans ce but, j'ai
voulu conserver aux États et au prince la part d’au-
torité qui leur avait été jusqu'alors attribuée par la
volonté du peuple. Qui a connu nos affaires com-
prend sans peine que tout notre crime a été de
vouloir préserver la république des lois nouvelles
qu'allaient établir d'ambitieux partisans. Si, pour
(4) Mém. pour servir à l'Hist. de Holl., p. 401.
————— —————
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 179
« avoir tenu cette conduite, nous sommes dépouillés
« de nos biens, de nos charges, de notre considéra-
« tion, ce n’est pas là non plus un fait sans exemple.
« Mais, ce qui m'est bien dur, c’est d'être privé,
« malade et souffrant, de la lumière du soleil, et de
« ne pouvoir, dans mes chagrins, recevoir les consola-
« tions de mes amis. Cependant je supporterai cela, et,
« Dieu aidant, de plus cruels supplices, s'il en est,
« plutôt que de demander grâce alors que ma con-
« science ne me reproche rien. »
Ce sont là de beaux sentiments et de belles paroles.
On sait que Grotius s’échappa de la prison de Lou-
vestein au moyen d’un coffre dans lequel sa femme lui
avait-envoyé des livres. Dès qu'il fut en liberté, du
Maurier lui donna des lettres pour Paris, lui promct-
tant que le meilleur accueil serait fait dans cette ville
à l'illustre défenseur des libertés bataves. Grotius
suivit ce conseil, et se rendit à Paris, où le roi se
déclara son protecteur et le pensionna.
Au mois de juillet de l’année 1622, du Maurier an-
nonçait à Grotius qu'il avait formé le projet de contrac-
ter un nouveau mariage; il avait réalisé ce projet au
mois de décembre de cette année, et épousé Renée de
Jaucourt de Villarnould, sœur de son ancien compéti-
teur à l'ambassade de Hollande. Vers la fin de 1623
nous le voyons tenir sur les fonts de baptême, pour le
roi de France, un des fils de Guillaume d'Orange,
ayant à sa droite le roi de Bohême et le prince Maurice
480 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
S
à sa gauche (1). Il est toujours à son ambassade,
mais il désire la quitter. Il est chagrin, il n'a plus
de crédit et, quoiqu'il parle au nom de la France,
on ne l'écoute plus. C’est un vaincu, et Aertsens lui-
même prend avec lui des airs de vainqueur. Il ne lui
fut toutefois permis de quitter La Haye que le 12
avril 1624 (2).
Il revint au Maurier, libre enfin de toute chaîne et
sachant apprécier ce que vaut cette liberté. Le titre
de conseiller d'état lui restait, mais sans l'obliger à
aucun service : il pouvait consacrer tout son temps à
sa nombreuse famille et à ses biens longtemps négligés.
Grotius lui écrivait le 46 août 1630 : « S'il ne parvient
« aucune nouvelle dans l'endroit que -vous habitez,
« ne vous en affligez pas, car, à cette condition seule-
« ment, vous pourrez être tranquille. C'est quelque
« chose que de vivre là où l'on n'entend parler ni du
« nom ni des actes des Pélopides. Mais ce qu'il y a
« de triste aux lieux où vous êtes, c'est que la terre
« supporte, outre les injures du ciel, de tels impôts,
« que les laboureurs eux-mêmes commencent à la
« maudire. Bien souvent je prends en pitié vos pay-
« sans accablés par tant de charges, lorsqu'au-dessus
« d'eux je vois la foule des grands et les prêtres
« eux-mêmes vivre dans le luxe, affranchis de toute
redevance fiscale. » Ce n'est plus l'exact portrait de
CS
(1) Mém. pour servir à l'Hist. dé Holl., p.168.
(2) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 315.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 181
la France; le temps et une révolution nécessaire ont
en quelque chose modifié ce qui était pour Grotius
une raison suffisante de tristesse et de pitié. Les
prêtres, ne possédant plus, ne vivent plus dans le luxe,
et les grands ne sont plus affranchis des redevances
imposées au nom du fise : mais les laboureurs ont
toujours plus de charges qu'ils n'en peuvent sup-
porter ; cela n’a pas changé.
La dernière lettre de Grotius à du Maurier est du
31 juillet 14636. Nous lisons dans les Mémoires de
Hambourg qu'il mourut au Maurier, le 40 août de
cette année (1).
Au témoignage de son fils Louis, qui nous occupera
tout à l'heure, il passa « pour une des meilleures plumes
« de son temps. » La plupart de ses écrits sont des
lettres, des pièces diplomatiques et des discours par-
lementaires. Nous avons fait connaître ce qui a été
publié de sa correspondance avec Duplessis-Mor-
nay. Quelques-uns de ses mémoires ou discours aux
États de Hollande ont été pareillement imprimés par
M. Ouvré, à la suite de sa vie. Mais ce que nous offrent
les recueils manuscrits est bien plus considérable. En
voici le détail.
Le volume 39 de la collection Dupuy, à la Biblio-
thèque impériale, renferme trois de ses pièces. La
première est un discours prononcé devant les États de
(4) Mémoires de Hambourg, par Louis du Maurier, p. 4,
182 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Hollande, le dernier jour de mars 4617, C'est une
pièce officielle, transmise par du Maurier à son gou-
vernement; M. Ouvré l’a publiée presque entière (4).
La seconde est du même genre : c'est une karangue
solennelle sur les agitations religieuses de la Hollande,
prononcée devant les États le 43 mars 1618. Elle
est également au nombre des pièces justificatives
données par M. Ouvré (2). Il y a, dans cette haran-
gue, d'excellentes maximes. Nous aimons entendre
un ministre français condamner avec énergie, dans les
premières années du xvir° siècle, l'emploi de la violence
dans le règlement des contestations religieuses. Voici
ce que du Maurier déclare, après avoir discuté les
divers moyens qui peuvent être mis en usage pour
apaiser les troubles : « Pour celui (le moyen) de la
« force, je crois qu'il ne se trouverait homme si
« dépourvu de sens commun et d'humanité qui l'esti-
« merait ni conseillable ni praticable, parce qu'il répu-
« gne non seulement à la profession chrétienne, mais
« encore à toute société, diverses expériences ayant
« bien chèrement appris à ceux qui les ont faites... que
« les moyens humains ne doivent rien entreprendre
« sur ce qui n appartient qu'à Dieu. » Nous trouvons
enfin, dans le même portefeuille, la lettre écrite par du
Maurier aux États de Hollande, le jour même de l'exé-
cution de Barneveldt.
(1) M. Ouvré, ouvr. cité, p. 331.
(2) 1bid., pr. 338.
BENJAMIN AUBERY DU MAURIER. 183
Le volume 240 de la même collection ne contient
qu'une pièce d'Aubery du Maurier. C’est une lettre
autographe à de Rosny, ou plutôt un discours décla-
matoire sur les périls qui environnent la grandeur,
sur les fautes que l’orgueil fait commettre. On lit dans
le volume 587 un extrait d'une lettre au roi, du 6 octo-
bre 1623 ; dans les volumes 639 et 701, l'épitaphe de
Marie-Madeleine, la première femme de Benjamin du
Maurier, par Hugo Grotius; dans le volume 648,
deux pièces autographes : proposition faite aux États
de Hollande, le 4° mai 4619, en faveur de Barneveldt
et de ses prétendus complices ; discours prononcé
devant les Etats le 43 mars 4618. Cette dernière pièce
se trouve déjà dans le n° 39 de la même collection.
Enfin le volume n° 709 renferme une suite de lettres
adressées à Dupuy par du Maurier, du 44 juin 1617
au 5 janvier 14627. Ces lettres, toutes autographes,
sont au nombre de trente-sept.
À la même bibliothèque, dans le fonds de Béthune,
se rencontrent aussi quelques missives et quelques
manifestes diplomatiques d'Aubery du Maurier. Pour
ne désigner que les plus importantes de ces pièces, le
volume qui porte le n° 9097 contient une lettre de du
Maurier au président Jeannin, et le volume 9290 une
autre lettre au même. Dans le volume 9766, la missive
aux États, du 43 mai 1619; dans le volume 9981,
la même pièce, et, en outre, la lettre du 143 mars 14618
que nous avons déjà vue dans le n° 39 de Dupuy.
l 1
184 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Du Maurier écrivait aussi au chancelier Séguier.
Une de ses lettres à ce personnage fait partie d'un
volume inscrit sous le numéro 709 dans le fonds
français de Saint-Germain-des-Prés. Elle est datée du
Maurier, 25 mars 1633.
Enfin un recucil bien plus considérable des missives
diplomatiques de du Maurier, déjà signalé par Fevret
de Fontette, existe à la Bibliothèque impériale, en six
gros volumes in-fol. du fonds de Saint-Germain-Har-
lay. Le premier de ces volumes, sous le n° 229 !, con-
tient cinquante lettres autographes écrites par du
Maurier à Villeroy, à Puysieux, avec le brouillon
des réponses de Puysieux, et quelques copies de
pièces adressées par du Maurier aux États de Hollande.
La plus ancienne des lettres est du 22 mai 1612; la
plus récente, du 24 octobre 4623. Dans le n° 229*, dix
neuf pièces seulement ; ce sont des lettres à Puysieux
du 10 juillet 1613 au 15 décembre de la même année.
Dans le n° 229 $, cent trente-huit pièces autographes :
lettres au roi, à la reine, à Puysieux, du 1*% jan-
vier 4615 au 10 décembre de la même année. Dans le
n° 229 4, cent vingt-deux pièces de même nature, du
4er janvier au 24 octobre 1618. Dans le n° 229 5, cent
dix-sept pièces ou dépêches, du 7 janvier 1619 au
45 décembre 1620. Dans le n° 229 6, cent quarante et
une missives, du 2 janvier 4621 au 192 janvier 4624.
Ce que du Maurier nous a laissé de plus important,
c'est le Journal de sa vie. Louis Aubery, son fils,
LOUIS AUBERY DU MAURIER. 4185
en a publié deux fragments, sous le titre de : Pre-
ceptes de M. du Maurier Benjamin à ses enfants.
L'un de ces fragments cst inséré dans la vie de Louise
de Coligny, l'autre dans la vie de Barneveldt. Mais
l'ouvrage entier, longtemps conservé dans le château
de La Fontaine d'Angé, a été transféré, vers la fin du
siècle dernier, à la bibliothèque de l'École centrale de
Poitiers, plus tard à la bibliothèque publique de cette
ville. C'est là que M. Ouvré l’a lu récemment et
y a trouvé la matière d’une thèse remarquable que
nous avons souvent citée. « Ce modeste livre, dit
« M. Ouvré, respire un calme et une honnêteté
« rares. C’est un appel touchant aux qualités qui
« font le bonheur des familles et la paix des états :
« le respect de l'autorité, l'amour de la règle et du
« devoir, la modération dans les désirs, le culte de ce
« qui élève l'homme, et au-dessus l'idée sans cesse
« présente de Dieu, de qui tout bien émane. Cœlestem
« cogua; c'était la devise qu’il avait choisie pour son
« château de La Fontaine. Il y fut, en effet, fidèle
« toute sa vie. »
AUBERY DU MAURIER (Louis\.
Louis AuBErYy, second fils de Benjamin Aubery,
sieur du Maurier, est-il né dans le domaine scigneu-
186 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
rial de sa famille, à la Fontaine-Saint-Martin? Nous
ne saurions l'affirmer, mais nous avons lieu de le
croire. Il fut envoyé d'abord à Saumur, avec Maximi-
lien son frère aîné, où ils commencèrent leurs études.
Rappelés de Saumur, ils furent placés au collége de
Leyde, dirigé par Gérard Vossius(1). Benjamin Aubery
ayant fait savoir à Grotius qu'il avait donné Vossius
pour maître à ses enfants, celui-ci lui répondait le
8 juillet 4621 : « Vous ne pouviez mieux faire
« que de les confier à Vossius. » Et il ajoutait : « Je
« ne manquerai pas de lui recommander la tutelle de
« vos enfants quand il viendra dans ces lieux avec ses
« jeunes élèves, mais je ne lai pas encore vu (2). »
Le 4 août, Grotius lui fait parvenir une autre lettre,
où nous lisons : « Je suis persuadé que l'excel- )
« lent Vossius aura le plus grand soin de vos enfants,
« et je n'ai pas oublié de stimuler son zèle, bien que
« cela ne fût pas nécessaire. Vous avez fait le meilleur
« choix que vous puissiez faire, lorsque vous avez pris
« le parti de mettre vos enfants entre les mains de
« cet homme dont la délicatesse égale le savoir. »
Cependant ils ne demeurèrent pas longtemps au col-
lége de Leyde. Ramenés à La Haye, ils furent alors
établis aux portes de la ville, dans une maison de cam-
pagne nommée Ingerbourg, qui appartenait à la famille
Barneveldt, et confiés aux soins d'un jeune précepteur
(1) Ouvré, Aubery du Maurier, p. 319.
(2) Epistolæ Grotii, ad ann, 1621.
LOUIS AUBERY DU MAURIER. 487
qui devait être plus tard un historien de quelque
renom, Benjamin Priolo. Nous trouvons, dans les
Mémoires de Louis Aubery, quelques renseignements
curieux sur ce Priolo et sur sa méthode didactique.
Il ne se servait ni de Priscien, ni de Clénard, ni de
Despautère ; il négligeait de faire connaître à ses
élèves les règles de la grammaire, déclarant qu'il avait
appris ce qu'il savait, et il savait beaucoup, sans avoir
étudié les livres de ces auteurs, sans avoir chargé sa
mémoire de tous ces termes barbares de supin, de
gérondif, etc., etc., auxquels, disait-il, personne n’en-
tend rien. Nous devons tenir ces détails pour exacts.
À son départ de Hollande, Benjamin Aubery fit
voyager ses fils. Il existait alors de telles différences
entre les coutumes, les mœurs et les gouvernements des
diverses nations de l'Europe, que, pour se rendre
propre aux affaires, il fallait voyager et acquérir par
l'observation cette science des faits contemporains que
nous fournissent aujourd'hui les journaux et les livres.
Destiné par son père à la diplomatie, Louis Aubery
parcourut d'abord l'Allemagne, la Suisse et l'Italie. II
était à Rome en l’année 1630, et à l'endroit de ses
Mémoires où il parle de son séjour dans la ville sainte,
il raconte qu'il vit, dans la chapelle Pauline, un tableau
de la Saint-Barthélemy au bas duquel était cette
légende : Pontifex Colonii necem probat. Bien que
son père l'eût fait élever dans la religion catholique,
pour lui rendre un jour plus facile le chemin des emplois,
188 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Louis Aubery ne put lire sans effroi cette cruelle sen-
tence ; cinquante ans après, il se rappelait encore
l'émotion douloureuse que lui avait causée la rencontre
de ce tableau dans un lieu consacré, sur l'autel même
du Dicu clément.
De retour à Paris, Louis du Maurier montra d'abord
plus de goût pour le métier des armes que pour la
diplomatie. Cependant les conseils de son père et de
Grotius l'empéchèrent d’imiter la folie de son frère
ainé Maximilien, qui, après avoir brillamment achevé
ses études, s'était enrôlé comme simple soldat dans un
régiment hollandais. En 14639 nous le trouvons à Paris,
où il étudie le droit romain, mais avec si peu de zèle,
que plus d'une fois Grotius se voit contraint de lui
faire des remontrances (1). C'était un jeune homme
indocile, emporté, qui n'écoutait pas volontiers les
leçons d'autrui; mais comme il avait d’ailleurs l’intel-
ligence prompte et ouverte, on espérait AQU beau-
coup de lui.
Louis Aubery était de retour au Maine en l’année
1636, et il assistait aux derniers moments de son père.
Au mois de mai de l'annéesuivante, ilse trouvait à Paris,
où il obtenait de Claude de Mesmes, comte d’'Ayaux,
la permission de l'accompagner dans cette grande
ambassade qui eut pour résultat la trêve de vingt-six
(4) Dans l'édition des Lettres de Grotius de l’année 1687, in-
fol., il y a sept lettres de celui-ci à Louis Aubery ; ce sont celles
qui portent les numéros 290, 304, 332, 486, 786, 830, 891.
LOUIS AUBERY DU MAURIER. 189
ans conclue entre la Suède et la Pologne. Ils partirent
vers la fin de mai, et se firent d'abord transporter dans
le Holstein, puis à Hambourg, où le comte d'Avaux
séjourna, tandis qu'Aubery alla visiter Lubeck et Kiel.
Ils se rendirent ensuite en Danemark ct en Suède,
où Louis Aubery, bien reçu par la noblesse de toutes
les cours, contracta des relations presque familières
avec le jeune Charles-Gustave. En se quittant, ils se
firent des présents mutuels. Aubery reçut des mains
du prince palatin un très-bel atlas, et lui donna les
Memoires de Commines, édition de Vascosan, exem-
plaire réglé, relié magnifiquement en maroquin et
doré sur tranche ; en outre, il célébra les mérites pré-
coces de son royal ami dans une série de strophes
héroïques, qui furent louées, nous dit-il, par les experts
les plus renommés, Conrart, Chapelain et d'Ablan-
court; mais nous avons le regret de les trouver fort
peu dignes d’éloges.
Vers la fin du mois d'août 1637, ayant appris que
Wladislas, roi de Pologne, préparait de grandes fêtes
pour célébrer son mariage avec la princesse Cécile-
Renée d'Autriche, sœur de l'empereur Ferdinand IIT,
Aubery se rendit en toute hâte à Varsovie. En ce lieu
nous perdons la trace de notre voyageur. Nous savons
toutefois qu’il revint en France avant le comte d'Avaux.
Il était à Paris en l'année 1642, remplissant auprès
du roi les fonctions peu compatibles, comme il semble,
d'aide de camp et de maître des requêtes, quand il fut
190 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
chargé par le comte de Rantzaw, prisonnier au châ-
teau de Gand, de communiquer à la cour de France
une importante nouvelle. La citadelle de Gand était
dégarnic de troupes, et, avant que l'ennemi püt la
secourir, elle devait tomber au pouvoir des Hollandais,
alliés de la France, si l'on envoyait de ce côté le prince
d'Orange avec son infanterie. Aubery transmit à la
hâte cet avis au conseil du roi; mais comme il venait
du comte de Rantzaw, qui était dans les plus mauvais
termes avec le ministre de Noyers, on n’en profita
pas.
En cette année 1642, Louis Aubery perdit son pro-
tecteur, le cardinal Richelieu. Il était convié, même
dans les jours solennels, à la table ronde de ce ministre,
qui lui avait plus d'une fois promis quelque ambassade
et n'avait pas encore rempli cette promesse. Il attendait
sans doute une occasion qui ne s'était pas présentée.
Or, quand Aubery n'avait rien obtenu de Richelieu,
que pouvait-il espérer de son successeur? Il prit donc
le parti de la retraite, et, ayant prononcé quelques
dures paroles sur la cour et les courtisans, il alla se
renfermer dans son domaine du Maurier, où il ne
voulut plus avoir d'autre occupation que celle de
réparer les brèches qu'il avait faites à son bien.
Cependant, il n'était pas né pour le repos. Éloigné
des affaires, il ne put se défendre d'exprimer son avis
sur les choses qu'il avait apprises, sur les événements
auxquels il avait assisté, durant ses voyages et durant
LOUIS AUBERY DU MAURIER. 491
son séjour à Paris. Il écrivit ses Mémoires, et s'occupa
de préparer une édition nouvelle du plaidoyer pro-
noncé par son grand-oncle, Jacques Aubery, dans
l'affaire des hérétiques de Cabrières et de Mérindol.
Nous avons parlé de cette édition, qui parut en 1645,
in-4°. Louis Aubery devait avoir atteint sa soixante-
dixième année, quand, en l’année 1680, il publia le
premier volume de ses Mémoires, sous ce titre :
Mémoires pour servir à l'histoire de Hollande et des
autres Provinces Unies, par Mess. Louis Aubery,
chevalier, sieur du Maurier ; la Flèche, Laboë, 1680,
in-8° (1). Il y a eu de nombreuses éditions de cet
ouvrage; nous mentionnerons celles de Paris, 1687,
1688, 1703, in-12 ; enfin, en 1754, l'abbé Sépher
l'imprima de nouveau, avec des notes inédites d'Amelot
de La Houssaye, sous ce titre : Histoire de Guillaume
de Nassau, prince d'Orange; Londres (Paris), 1754,
2 vol. in-12 (2). On y trouve une suite debiographies,
rédigées avec une liberté d'opinion qui en a fait le
succès. Le style en est lâche et peu correct ; mais l'auteur
avoue qu'ayant « corrompu sa langue naturelle par
« une longue demeure dans les pays étrangers et par
« une plus longue station dans le Maine, où l'on
« parle très-mal, » il ne sait pas écrire comme il con-
‘ (4) H y a des exemplaires de cette édition qui portent, avec
la même date, le nom des différents libraires de Paris chez
lesquels ils furent mis en vente.
(2) Dans quelques exemplaires de cette édition, l’ancien titre
est conservé. Louis Aubery y est nommé Aubry du Alouriex.
7°
199 HISTOIRE LITTÉRAIRE” DU MAINE.
vient. Les notices concernent Guillaume de Nassau,
Louise de Coligny, Philippe-Guillaume prince
d'Orange, Henri-Frédéric de Nassau, Jean de Barne-
veldt, François Aertsens, Hugues de Groodt. Comme
ces notices ne sont pas toujours très-équitables, car il
s'agit de contemporains, d'amis et d'ennemis, les cri-
tiques de profession n'ont pas manqué d'en signaler
les passages plus ou moins défectueux. Bayle, Baillet,
Levassor, Jennet, Le Clerc, doivent être désignés
parmi les censeurs des Mémoires de Louis Aubery.
Charles Ancillon les a jugés intéressants, mais il a cru
devoir en faire honneur à Benjamin plutôt qu'à Louis
Aubery (1).
Cet illustre bibliographe, né en 1659, a pu con-
naître, dans sa jcunesse, Louis Aubery ; il a, du moins,
entendu souvent parler de lui, et par des gens qui ont
tenu sur son compte les propos les moins flatteurs.
Ainsi on lui a dit et il répète que les Memoires pour
servir à l'histoire de Hollande ne sont pas un ouvrage
original ; que des papiers, laissés par Benjamin Aubery
entre les mains de son fils aîné, ont été copiés sans
discrétion par son fils cadet, et qu'en somme les
Mémoires sont d'un compilateur, sinon d'un plagiaire.
La fausseté de ces propos est aujourd'hui démontrée.
Les papiers de Benjamin Aubery nous ont été conservés,
et M. Ouvré, qui les a lus avec tant de soin, n'en a
(1) Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs
modernes.
LOUIS AUBERY DU MAURIER. 1493
retrouvé que deux courts fragments dans les Mémoires
de Hollande (4). Or ces deux fragments y sont insérés
sous le nom de Benjamin. Il est vraisemblable que
Louis Aubery a obtenu la communication des papiers
légués à Maximilien, et il est possible que celui-ci
n'ait pas approuvé son frère prenant ouvertement
dans ses Mémoires le parti des républicains hollan-
dais, et surtout rappelant que Benjamin Aubery avait
été l'ami, le confident, le défenseur de Grotius, de
Barneveldt, et l'adversaire de leur ambitieux et cruel
persécuteur. De là des plaintes, des reproches, con-
vertis par des tiers en une accusation de plagiat. Ne
négligeons pas, d’ailleurs, de faire remarquer que
parmi les faits intéressants qui sont racontés dans ces
Mémoires, on en peut signaler un grand nombre
sur lesquels Benjamin Aubery n'a pas dû laisser de
renseignements particuliers, puisqu'ils ont eu lieu
vingt ou trente ans après sa mort.
Ch. Ancillon n'eût peut-être pas accueilli, comme
il l'a fait, ces dires malveillants, s’il eût appris que la
fille unique de Louis du Maurier possédait en manuscrit
un ouvrage de son père non moins important que ses
Mémoires pour servir à l'histoire de Hollande. Cet
ouvrage ne fut publié qu'en 1735, vingt ans après la
mort d'Ancillon, par Louis-Léonor-Alphonse d'Orvaux
du Maurier, sous le titre de : Mémoires de Hambourg,
(4) M. Ouvré, Aubery du Maurier, p. 2.
194 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
de Lubeck et de Holstein, de Danemark, de Suëde et
de Pologne, par feu mess. Aubery du Maurier ; Blois,
Masson, 1735, in-12 (1). Ces Mémoires nous sont
donnés par l'auteur lui-même comme la suite des pre-
micrs, et, bien qu'ils ne soient pas rédigés sur le même
plan, ils sont du même style. Ils se terminent par la
phrase suivante : « Comme je songeais à mettre la der-
« nière main à ces Mémoires, des affaires plus impor-
« tantes m'en ont détourné. Je prie ceux de mes
« enfants entre les mains de qui tomberont ces
« Mémoires, de les transmettre, s'ils le jugent à pro-
« pos, à la postérité, ou de les conserver en mémoire
« d'un père qui n'a de cœur que pour eux. Délivré du
« tumulte et des embarras du monde, un soin plus
« précieux va occuper tout mon loisir, que je consa-
« cre à une heureuse immortalité. » Louis Aubery
mourut, dans sa terre du Maurier, en l'année 1687.
Les Memoires de Hambourg sont l'ouvrage qu'An-
sart mentionne sous ce titre : Traité du commerce de
la Baltique, ou Mémoire sur les royaumes du Nord.
Ils eurent, il est vrai, peu de succès ; mais Ansart, qui
publiait sa Bibliothèque du Maine en 1784, aurait
toutefois dû savoir que le manuscrit possédé par
MM. d'Orvaux avait été publié dès l'année 1735.
D'anciens catalogues attribuent, en outre, à Louis
Aubery un libelle anonyme que nous ne connaissons
(1) Une autre édition porte la date de Leyde, 1748.
m—— —
=
LOUIS AUBERY DU MAURIER. : 19%
pas, et qui ne se trouve mentionné ni dans la Biblio-
thèque d’Ansart, nidans la notice de Ch. Ancillon, ni
dans les articles de Moréri et de la Biographie Uni-
verselle, ni dans le Dictionnaire de M. Barbier, ni
même dans la Bibliothèque de droit de Martin Lipe-
nius. En voici le titre, tel qu'il est rapporté par
M. Desportes (1) : Super vetere Austriacorum propo-
sito de occupando mare Baltico, omnibusque Poloniæ
et seplentrionalis Germaniæ mercaturis ad se attra-
hendis in Galliarum et fœderati Belgü detrimentum ;
Paris, 1644, in-4°. Cette dissertation, qui doit être
intéressante à plus d’un titre, se place à côté des trai-
tés de Grotius, de Selden, de Graswinckel : nous
regrettons vivement de n'avoir pu la rencontrer.
Louis Aubery avait formé le projet d'écrire une his-
toire des dernières années de Louis XIII, mais il ne l’a
pas exécuté. Costar, qui le comptait au nombre de ses
correspondants, lui a adressé quatre de ses Lettres (2).
Il suffit de les lire pour se convaincre que l’auteur des
Mémoires pour servir à l'histoire de Hollande ne
jouissait pas d'une moindre considération parmi les
lettrés que parmi les courtisans. Aux qualités de
l'homme d'affaires il joignait, ce qui ne les accom-
pagne pas toujours, un noble cœur et une intelligence
éclairée.
(1) Bibliographie du Maine. Il est aussi désigné à la page 134
de la Bibliothèque Bulicau.
(2) Leltres de Costar.
196 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
AUDOUYN (PIERRE).
Ansart inscrit Pierre Aupouyn au catalogue des
écrivains du Maine, sans faire connaître ni sa famille,
ni le lieu de sa naissance. Il était certainement du
Maine. Un autre historien, non moins digne de foi,
nous l’atteste cn termes exprès (4). Dès sa première
jeunesse, il était encore au collége, Pierre Audouyn
fut pourvu d'une prébende dans l’église cathédrale du
Mans; mais ayant peu de goût pour la vie du siècle, il
renonça de lui-même aux espérances que devait lui
faire concevoir pour l'avenir une faveur si facilement et
si tôt obtenue, et il entra dans la congrégation des
Célestins. Il prononça ses vœux le 10 juin 1560 au
couvent de Paris (2). Provincial de l'ordre en 1599,
il mourut prieur de Marcoussi, le 21 juin 1600 (3).
Pierre Audouyn a laissé, suivant Ansart, trois traités
inédits, le premier sur le Canon de la Messe, le second
sur le Sacrement de la Pénitence, le troisième sur la
Puissance des Prêtres. Ansart nous apprend encore
que les manuscrits des trois ouvrages existaient de
(1) Becquet, Calaloqus chronologicus el historicus scriptorum
ordinis Cæleslinorum. Biblioth. Impér., Manuscrit du fonds des
Célestins, n. 98, fol. 134.
(2) Becquet, ouvr. cité.
(3) Becquet le fait mourir en l’année 1599.
AYESGAUD. 497
son temps à la bibliothèque des Célestins de Paris.
En effet, au commencement du xvin siècle, lorsque
le P. Becquet, gardien de cette bibliothèque, rédigeait
son Catalogqus chronologicus et historicus, il y trou-
vait les trois traités mentionnés par Ansart. Il
désigne Île premier sous ce titre : Cœremoniarum
missæ et sacri canonis Lam litteralis quam tropolo-
gica erthesis; avec cet incipit : Memoriam fecit
mirabilium suorum. Le second avait pour titre:
Tractatus de sacramento pœnitentiæ, et commençait
par Carissimi, apparuit benignitus. Enfin le troi-
sième, qui avait peu d'étenduc, intitulé Tractatus de
sacerdolum potestatibus, avait pour premiers mots :
Summus ille idemque potentissimus mundi quber-
nator. Aucun de ces trois manuscrits n'est entré, dans
la suite des temps, à la Bibliothèque impériale.
AVESGAUD.
Cet Avescaun, moine de La Couture avant l'année
1037, était, pense-t-on, de la famille des comtes de
Bellême. Nous ferons remarquer, à l'appui de cette
conjecture, que l'évêque Gervais dont la mère Hilde-
198 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
burge était fille d'Yves-le-Vieux, comte de Bellême,
l'appelle son cousin (1), et qu'un des trois frères de
cette Hildeburge, tous les trois nommés ensemble dans
une charte de Marmoutiers (2), est l'évêque du Mans
Avesgaud, mort en 1036. Il paraît donc ainsi prouvé
que le père du moine Avesgaud fut Yves-le-Jeune ou
Guillaume, c'est-à-dire l’un des deux frères de l’évé-
que Avesgaud. Mabillon (3) et les auteurs de l'Histoire
litteraire de la France (4) disent que le moine de La
Couture fut ensuite, en l’année 1060, abbé de ce
monastère, mais ils se trompent. Denys Briant et
M. Cauvin commettent une autre erreur, lorsqu'ils le
font, vers le même temps, abbé de Saint-Calais.
Il était, depuis l’année 1037, abbé de Saint-Vincent,
ct, dans un assez grand nombre de chartes citées par
le Gallia Christiana (5), on le voit présider au gou-
vernement de cette abbaye jusqu'en l'année 1064.
On ne connaît de lui qu'une lettre publiée par
Baluze dans le tome IV de ses Miscellanées, p. 477,
478. Elle est adressée à un moine du Bec déjà célèbre
par Sa doctrine, qui doit occuper plus tard le premier
siége de l’église d'Angleterre, pour être inscrit après
sa mort au nombre des saints et au nombre des phi-
(1) Gall. Christ.,1. XIV, col. 455.
(2) Biblioth. imp., fonds de Baluze, num. 77, fol. 2 ; e Char-
tular. Cenoman. Majoris Monasterii.
(3) Annal. ord. S. Bened., t. IV, p. 591.
(4) Tom. VII, p. 76. :
(5) Tom. XIV, col. 455, 156.
JÉROME D'AVOST. 499
losophes ; titres rarement associés. Nous voulons par-
ler d'Anselme de Contorbéry. .La réponse d’Anselme
se trouve dans ses Œuvres (1). Avesgaud l'avait prié
de vouloir bien faire l'éducation d’un de ses neveux :
Anselme s'excuse de ne pouvoir lui rendre ce service.
Le ton de ces deux lettres autorise à croire qu'il exis-
tait entre le moine du Bec et celui de La Couture un
lien d'étroite amitié.
AVOST (ROME D°).
Jérôme d'Avosr, que l’on appelle quelquefois Jérôme
de Laval, naissait dans la ville de Laval en l'année
1558 (2). Nous le voyons plus tard officier de Margue-
rite de France, reine de Navarre, et en ce temps-là
signalé parmi les beaux esprits de la cour. C'était, du
moins, un écrivain à la plume facile. Ses contempo-
rains estimèrent surtout ses traductions. La Croix du
Maine, qui était son ami, les a beaucoup louées. Nous
allons en dresser le catalogue.
(1) Epistol. lib. I, epistol. 16.
(2) Son portrait gravé se trouve en tête de sa traduction des
Sonnets de Pétrarque, avec cette légende : Annos 25 nalus,
1583.
200 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
En 1589 il publiait : Les Amours d'Ismène et de la
chaste Ismine; Paris, N. Bonfons, in-16. L'ouvrage
original est le poëme grec d'Eumathius, nouvellement
inséré par M. Ph. Lebas dans le recueil des Erotici
scriptores. Mais d'Avost, qui nesavait pas le grec, avait
simplement traduit en français la version italienne de
Lelio Carani. L'année suivante, il donnait : Dialogue
des grâces et excellences de l’homme, et de ses misères
et disgrâces, représentées en langue italienne par le
seigneur Alphonse Ulloa et déclarées à la France par
Hiérosme d’Avost ; Paris, Colombel, 1583, in-8.
Alonso de Ulloa n'est pas l'auteur de ce dialogue : il
l'a traduit de l'espagnol en italien ; l'auteur espagnol
est Perez Mexia, que nous appelons Pierre Messie.
En 1584 parurent les Essais de Hiérosme d'Avost, de
Laval, sur les Sonnets du divin Pétrarque, avec
quelques autres poësies de son invention ; Paris,
A. Langelier, in-8. Cette traduction des sonnets de
Pétrarque est très-incomplète. Jérôme d'Avost l'entre-
prit pour gagner le cœur et la main d'une jeune per-
sonne de condition, l’une des deux filles de François
Du Prat, baron de Thiern ; mais ce fut une vaine entre-
prise. L'une des deux sœurs, Philippe, fut mariée à
Clément de Cosnac; l’autre, Anne, à Honorat Prévost,
sieur du Chatelier-Portaut (1). Il faut encore attribuer
à Jérôme d’Avost, selon la Croix du Maine, diverses
(1) Gouget, Biblioth. française, t. VII, p. 317.
JÉROME D'AVOST. 201
traductions qui sont restées inédites : 4° le quatrième
volume des Épütres de Guévare (les Epîtres dorées
d'Antonio Guevara, évêque de Cadix, historiographe
de Charles-Quint) ; 2 les Élites et plus belles fleurs,
recueillies de toutes les œuvres spirituelles de Louis de
Grenade ; 3° Les deux Courtisanes, traduites de
l'italien de Luigi Domenichi. Sur les traductions
d'Antonio Guevara et de Louis de Grenade nous ne
pouvons que reproduire l'assertion de La Croix du
Maine ; mais 1l faut ajouter quelques mots à ce qui à
été dit par ce bibliographe sur la comédie de Dome-
nichi. Suivant M. Weiss, il n'existait encore en l'année
4584 aucune édition italienne de cette comédie (4).
C'est là une erreur ; il en existait au moins une,
imprimée en 4567, à Venise, par les soins de Dom.
Farri (2). On dit même que la traduction de Jérôme
d'Avost fut jouée sur un des théâtres de Paris, mais
que, le lendemain de la première représentation, la pièce
fut défendue par arrêt du parlement, un des acteurs
avant récité devant le public un passage supprimé par
les examinateurs (3). L'abbé Goujct a regretté de
n'avoir pas une liste complète des traductions de
Jérôme d'Avost. Nous pouvons, du moins, faire une
addition importante à celle de La Croix du Maine.
(1) Biographie universelle, art. Avost.
(2) Biblioth. impér., Y, 3757.
(3) Hist. du Théâtre franc., Biblioth. impér., Manuscrits, t. I,
p. 223,
202 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Il s’agit d'une traduction de la Jerusalem du Tasse.
L'imprimeur lyonnais Barthélemy Honorat ayant fait
voir à Du Verdier le manuscrit de cette traduction,
qu'on devait, disait-on, bientôt confier à la presse,
celui-ci demanda la permission d'en insérer le troi-
sième chant dans sa Bibliothèque. Il usa de cette per-
mission quand il l'eut obtenue, et c'est ainsi qu'il nous
a conservé six cents vers environ de la traduction de
d'Avost ; le reste n'a pas été, comme il semble,
imprimé. Disons qu'il ne faut pas trop regretter ce
qui paraît perdu ; les vers du traducteur sont faciles,
mais on peut y reprendre bien des négligences et bien
des incorrections.
Il faut parler maintenant des œuvres originales de
Jérôme d’Avost. Elles ne sont pas considérables. Au
frontispice de sa traduction des Sonnets de Pétrarque
sont mentionnées, comme devant être publiées à la
suite, « quelques autres poésies de son invention. »
Ces autres poésies, promises dans le titre, manquent
dans l'ouvrage; mais nous avons en un volume séparé :
Poésies de Hierosme d’Avost, de Laval, en faveur de
plusieurs illustres et nobles personnes; Paris, 1583,
in-8. La date que porte le volume est bien celle que
nous venons de transcrire : cependant il faut peut-
être la corriger et lire 1585. En effet, on trouve dans
ce recueil le sonnet composé par Jérôme d'Avost sur
la Bibliothèque de La Croix du Maine, et cette Biblio-
thèque ne fut, on le sait, mise sous la presse que dans
JÉROME D'AVOST. 203
les derniers mois de l’année 4584. En outre on lit au
verso de la page 48 : « J'ai inséré à la fin les sonnets
« qui s’ensuivent, tirés du Pétrarque de Vasquin Phi-
« lieul, de Carpentras, qu'il a intitulés Laure d'Avi-
« gnon, afin que ceux qui voudront faire conférence
« de sa traduction avec la mienne voyent la différence
« qu'il y a.» Or, il eût été difficile d'apprécier cette
différence en 1583, puisque la traduction des son-
nets de Pétrarque par d'Avost ne parut pas avant l'an-
née 1584. Les Poésies de Jérôme d'Avost se composent
d'élégies et d'anagrammes. Sur les élégies voici l'opi-
nion de Goujet : « Elles n’ont rien qui convienne à ce
« genre de poésie. Ce ne sont communément que des
« sentiments amoureux, mal rimés, encore plus mal
« exprimés, ou des compliments qui ne respirent pas
« toujours une galanterie fort délicate (4).» Le même
critique est moins indulgent encore pour les anagram-
mes : « Ses anagrammes n'ont rien de naturel, et l'ex-
« plication en vers que l'auteur donne de chacune ne
« pêche pas seulement par sa prolixité.. Je ne vous
« dis rien du style; vous jugez bien que je l'ai trouvé
« fort mauvais (2). » Nous ne l'avons pas trouvé beau-
coup meilleur.
(4) Biblioth. franc., 1. XII, p. A1*.
(2) On parle d’un Guillaume d’Avost, frère de Jérôme, qui fit
aussi, dit-on, quelques vers, et qui, se trouvant à Lyon dans le
temps où Du Verdier livrait à l'impression sa Biblioth. franc.,
eut avec lui quelque commerce. On le prouve en lui attribuant
deux sonnets adressés à Du Verdier, qu'on a lus, assure-t-ov, à
204 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Enfin on ajoute au catalogue des œuvres de Jérôme
d'Avost des quatrains intitulés De la vie et de la mort,
qui ont été Imprimés, selon La Croix du Maine et
Guill. Colletct, chez Jean Le Clerc. Nous avons lu sous
ce titre des quatrains de Picrre Matthieu ; mais ceux
de Jérôme d'Avost nous sont inconnus.
La devise de ce poëte était : De muerte vida (1).
BACHELOT (vves).
Voici dans quels termes s'exprime sur Yves BACHELOT
un de ses confrères en religion, qui était son contem-
porain :
«Yves Bachelot, né à Laval, le 25 novembre 1700,
« prit l'habit des chanoines réguliers de la congréga-
« tion de France dans l’abbaye de Toussaint d'Angers,
la tête et à la fin de la Biblioth. franc. Mais toute cette fable est
de l'invention d’Ansart. Nous trouvons, en effet,aux pages indi-
quées, un sonnet et une épiître en vers, en l'honneur du sieur de
Vauprivas ; mais ces deux pièces portent la signature de Hié-
rosme d’'Avost, de Laval, et Guillaume d'Avost n'a jamais été
qu’un personnage imaginaire,
Ambroise d’Altamura, dans sa Biblisthèque Dominicaine,
avaitinscritférôme d’Avost parmi les écrivains de l'ordre des frères
Prècheurs. Cette erreur à élé signalée et corrigée par Echard.
(Scripl. ord. PrϾdic.,1t.!, p. 340.)
(1) Ibid.
——S’
YVES BACHELOT. 205
et y fit profession le 3 novembre 1720. L'abbaye
de Painpont en Bretagne vit éclore ses premières
inclinations ct particulièrement ce goût pour la
retraite, qui, joint à l'amour qu'il avait pour sa
patrie, l’empêcha d'occuper les places dont ses
talents et sa régularité le rendaient digne. La majeure
partie de sa vie s'écoula dans les maisons du Port-
Ringeard, de Rillé, près Fougères, ct de Sainte-
Catherine-de-Laval. Il avait demeuré à Troyes dans
sa jeunesse, et y avait connu le fameux abbé Duguet.
Naturellement vif et gai par caractère, il préférait
la poésie à tout autre genre de sciences. Elle fit son
amusement dans les demeures tristes où son propre
choix l'avait conduit. Il acheva dans la solitude du
Port-Ringeard un poëme qu'il avait ébauché dans
les bois et le désert du Plessis-Grimould. Cet
ouvrage a rapport à la Constitution et est intitulé :
Lettres d'un Abbe à un de ses amis au sujet de la
bulle Unigenitus. Ces lettres, qui sont au nombre de
sept, renferment plus de six mille vers, et présen-
tent l’histoire entière du jansénisme et du moli-
nisme. Les faits y sont classés avec méthode et
traités assez légèrement. De temps en temps on
rencontre quelques saillies qui font oublier la séche-
resse du sujet. M. Bachelot mourut à Laval en 1773,
après avoir longtemps souffert d'une maladie de
nerfs (4). »
(1) Ansart, Bibl, lillér. du Maine, p. 79.
206 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Cette notice d'Ansart contient tout ce qui nous est
transmis sur Yves Bachelot. Ses Lettres, qui ne sont
pas mentionnées par M. Quérard, ont-elles été impri-
mées ? On ne le croit pas.
BAHIER (Jean).
Jean BaHIER, né en 1636, à Chatillon-sur-Colmont,
bourg de l'archidiaconé de Laval, fit ses études au col-
lège du.Mans, où il eut pour maître Jules Mascaron.
Le maître avait deux ans de plus que son élève. Bahier
fut ensuite admis dans la congrégation de l'Oratoire,
en l'année 1654. Il acheva ses études dans la maison
de Paris, où il fut recu le 9 novembre 1659. On
l'envoya plus tard enseigner les lettres latines en
divers colléges de son ordre. Estimé dans sa congré-
gation, il en fut pendant trente ans le secrétaire et
mourut le 2 avril 4707 (4). C'était un habile profes-
seur et un sermonnaire de quelque mérite. Nous le
connaissons, en outre, comme poëte latin et comme
poëte français.
(}) Moreri, Diclionnaire historique.
JEAN BAHIER. 207
I faut parler d’abord de ses œuvres imprimées, qui
ne sont pas très-nombreuses. Ce sont des sermons et
des vers.
En 1668, étant professeur de rhétorique au collége
de Troyes, il fit un poëme latin sous ce titre : Zn
tabellas excellentissimi pictoris J. de Werner ad
nobilem et eximium virum Eustachium Quinot ;
Troyes, Jacquard, 1668, in-4°. La même année il tra-
duisit ses vers latins en vers français. Voici le titre du
poëme français : Peinture poëlique des tableaux de
miniature de M. Quinot fuits par Joseph Werner ;
Troyes, 1668, in-4°. Ce poëme français obtint les hon-
neurs d'une seconde édition; il a été inséré dans le
Recueil des poësies chrétiennes et diverses publié en
4671 par Henri Louis de Loménie, comte de Brienne,
avec une dédicace au prince de Conti par La Fon-
taine (4). Joseph Werner avait peint à la miniature
pour Quinault, son ami, plusieurs petits tableaux his-
toriques ou allégoriques que tout Paris allait admirer
et que dont on nous recommande encore aujourd'hui
l'élégante finesse. Quinault, qui goûtait, il paraît, le
talent poétique de Bahicr, le pria de décrire en vers
ces tableaux si renommés. C'était lui demander ce
qu'on appelle un tour de force. Il y a des vers faibles,
on doit le prévoir, dans [es deux poëmes de Bahier;
mais il y en à, dans le poëme français, qui méritent
(1) Tom, IE, p. 374, .
208 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
assurément l'honneur que leur a fait Loménie de
Brienne en les insérant dans son Recueil. Voici la des-
cription d'un portrait de Pallas :
Voyez celte action, cette attitude juste,
Ce mouvement, ce port et cette mine auguste,
Cet air d'intelligence et ce feu gracieux,
Ces esprits animés qui partent de ses yeux,
Et ce modeste orgueil qui plait et qui menace,
Cette belle fierté qui donne de la grâce.
Voyez-la sur son trône et rêveuse et pensive :
À quelque grand projet son âme est attentive;
Elle penche sa tête et sa main sans eflort
La soutient, et lui sert d’un commode support.
Cette retraite même. où son âme enfoncée
S’entretient en silence avecque sa pensée,
Fait voir dessus son front, par de justes accords,
Le secret de son cœur, le dedans au dehors.
Les arts font autour d’elle un trophée à sa gloire,
Et de ses faits divers une muette histoire.
On trouve, dans le même poëme, une traduction
heureuse du distique d'Ausone sur les infortunes de
Didon :
Je plains aussi, Didon, de tes deux mariages
Ou les tristes succès, ou les cruels outrages.
Tes époux l’un et l’autre ont causé tes malheurs :
Lorsque l’un meurt, tu fuis; quand l’autre fuit, tu meurs.
Nous remarquons et nous citons encore ce portrait
de la reine Artémise :
L'amour ingénieux qui grava dans son âme
L'image de Mausole avec des traits de flamme,
JEAN BAHIER. 209
Et qui charma leurs cœurs par de communs appas,
Les réunit jadis en dépit du trépas.
Le crayon de Werner, en cette autre figure,
Aujourd’hui fait revivre une flamme si pure,
Et ce riche portrait, qu'il a produit au jour,
Est un beau monument qu’il dresse à leur amour.
Artémise en son deuil, et sans pleurs et sans plainte,
Exprime la douleur dont son âme est atteinte.
Si la plainte et les pleurs avaient un libre cours,
Ses maux en recevraient, du moins, quelque secours;
Mais comme son amour pour Mausole est extrême,
Son cœur ne se plaint pas d’une peine qu’il aime;
Et cet amour paraît, même encore aujourd’hui,
Cultiver sa tristesse et nourrir son ennui :
Car ce grand peintre a su tracer sur son visage
De ces deux mouvements une commune image.
L'un est peint sur son front et l’autre dans ses yeux,
Par des traits différents de pâleur et de feux;
Et ses beaux yeux, encore éclatants de lumière,
Conservent son amour sous leur pâle paupière.
La douleur sur son front à peine a respecté
Les beaux traits de sa grâce el de sa majesté;
L'on en peut pourtant voir de magnifiques restes.….
C’est ainsi qu'Artémise, et sans voix et sans pleurs,
Sur un lit de parade étale ses douleurs.
Près d’elle est un tombeau d’une riche structure,
Qui sert de monument à la râce future,
Et, malgré les rigueurs et des temps et du sort,
Fait vivre son amour mêmes'après sa mort...
Mais enfin, pour pompeux que fût ce mausolée
Dont vous voyez 1ci la structure égalée,
Ce n’était rien au prix de ce tombeau vivant
210 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Que la reine en son cœur dressait à son amant.
Quoique ce beau chef-d'œuvre, en son architecture,
Ait lassé tous les arts, épuisé la nature, :
Son cœur, peu satisfait de ses riches travaux,
Ne peut souffrir le marbre et l’or pour ses rivaux.
Voici donc que pour rendre à son époux la vie,
Que malgré son amour la mort avait ravie,
Par un rare secret d’un zèle plus qu’humain,
Cette reine s’en fut, une coupe à la main,
Boire de son amant la cendre bien aimée,
Et lui faire en son cœur une tombe animée.
Amants {rois fois heureux dans vos chastes amours,
Si la mort n’en eût point interrompu le cours!
Mais Artémise est morte, aussi bien que Mausole,
Et ce riche tombeau, ce magnifique mole,
Où devaient à jamais vivre ces deux amants,
N’a pu se garantir de l’injure des ans.
Même à peine avons-nous aujourd’hui dans l’histoire
Du naufrage des temps sauvé votre mémoire.
Consolez-vous pourtant dans un sortsi fâcheux,
Vous revivrez encore aux yeux de nos neveux,
Puisque du grand Werner la peinture éternelle
Rendra de vos amours la mémoire immortelle !.…
Nous sommes loin de prétendre que ces vers soient
parfaits; ceux même qui se recommandent par une
facture heureuse ne sont pas irréprochables : sans
aucun doute, dans les fragments que nous venons de
reproduire, il se rencontre beaucoup trop de ces jeux
d'esprit qui ont été justement réprouvés par la critique
moderne; mais, la part du blâme étant faite, on nous
JEAN BAHIER. 2141
accordera que certaines périodes sont bien tournées,
-et qu'en somme le poëme publié par Loménie de
Brienne assigne à notre Bahier une place assez hono-
rable parmi les beaux esprits de son temps.
= Bahier professait la rhétorique à Marseille, quand,
en 1670, mourut Henriette d'Angleterre, duchesse
d'Orléans. Chargé de prononcer son éloge funèbre
dans l'église du collége, il parla, selon l'usage, en
latin. Cet éloge a été imprimé, et cependant on ne le
retrouve plus. Il scrait peut-être curicux de le com-
parer aux autres panégyriques de la même princesse,
par Bossuet, Mascaron et Sénault. La même année 4670,
Bahier publia chez le libraire Garcin, à Marseille, un
poëme latin de six cents vers en l'honneur de l'évêque
Toussaint Forbin de Janson. Nous n'avons plus à men-
tionner, parmi les écrits imprimés de Bahier, qu'un
Remerciement à M. le duc de Duras, pair et mare-
chal de France, au nom des prêtres de l’Oratoire du
collége de Salins ; pièce de vers français, de vingt-six
pages in-4°, sans date. |
Ses œuvres inédites sont bien plus considérables.
Elles étaient conservées, pour la plupart, dans Îa
bibliothèque de la maison de l'Oratoire à Paris, d'où
elles ont été transférées à la Bibliothèque qu'on appelle
maintenant impériale.
On y trouve d'abord, sous le num. 64 du fonds de
l'Oratoire, une comédie latine, intitulée Drama comi-
cum, qui parait avoir eu quelque succès.
4
919 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Un autre volume, inscrit sous le num. 1492 du même
fonds, nous offre un bien plus grand nombre de pièces
du même auteur, en prose et en vers, en vers latins
ou français. Il convient de mentionner sommairement
toutes ces pièces : Siances sur la prose du Saint-
Esprit, en français, vers médiocres ; Sonnet sur la
naissance de notre Seigneur, sonnet plat et mal tourné;
Paraphrase du Psaume 50, longue paraphrase où
nous ne remarquons pas une strophe qui mérite d’être
citée ; Plainte de sainte Madeleine au pied de la croix,
élégie bizarre, qu’on pourrait même trouver facétieuse,
si l'on ne croyait pas fermement à la candeur du
P. Bahier ; de nos jours, en effet, les seuls plaisants
feraient ainsi parler l'illustre pécheresse :
Il est mort, l’objet que j'adore!
Il est mort, et je vis encore.
0 cieux! c’est à mon cœur une trop dure loi!
Dois-je souffrir le jour en perdant ce que j'aime,
Et ne pas expirer moi-même,
Le voyant expirer pour moi ?..
Arrêtez l’ardeur qui m'emporte
Et rendez mon amour moins forte,
Ou souffrez qu’en vivant je haïsse le jour,
Et que ce feu divin qui sans cesse m’enflamme
Ne vienne soutenir mon âme
Qu’à la faire languir d'amour!
Il y a un contraste remarquable entre le ton de cette
pièce et celui de la pièce suivante : Vers à Angélique.
JEAN BAHIER. 213
Ces vers d'un prêtre à une femme qu'il aime comme il
doit l'aimer expriment une tendresse toujours chaste;
rien n'y fait même soupconner quelque secrète lan-
gueur. |
A cette série de petits poëmes français succèdent,
dans le volume que nous avons sous les yeux, deux
tragédies. La première, en vers latins, a pour titre
Pueri martyres. Ces frères martyrs se nomment
Pastor et Justus et la scène se passe sous l'empereur
Dioclétien. Il suffit de lire les premiers vers de la pre-
mière scène pour savoir que le tragique moderne s'est
proposé d’imiter Sénèque. L'un des frères, Pasteur,
s'exprime ainsi :
Ergone fratrem, frater, ah socium tui
Refugis triumphi? Siccine immemorem mei
Generosus ardor mentis ad palmam rapit,
Et, me relicto, præripis cœli viam?
Ignosce de te durius si quid querar,
Nos tale primis optimus genitor nihil
Docuit ab annis.…
Cette tragédie doit avoir été composée pour être
jouée devant des élèves; aucune femme ne parait sur
la scène, et l'auteur s'est contenté de faire trois actes,
ne pouvant, avec une fable sans amour, plus longtemps
entretenir l'attention de ses auditeurs. La seconde
tragédie de Bahier est en cinq actes; mais l'amour y
joue son rôle et les vers sont français. Elle a pour
titre Flavius Clemens. Flavius Clemens, mari de
914 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Domitile, sœur de Domitien, s'est laissé convertir
à la religion chrétienne, et, ayant deux fils adoptés par
l'empereur Domitien et destinés au trône, il les a
secrètement engagés à déserter avec lui le parti des
anciens dieux. Pour les mêmes chrétiens s’est aussi
déclarée Flavie Domitile, nièce de Flavius et de l’em-
pereur, aimée par Valerien et par Valens. L'apostasie
de Flavius lui étant révélée, Domitien l'envoie au
supplice. Aussitôt Flavie, les fils de Flavius, et après
eux Domitile, Valens, Valérien, se déclarent pour
le culte nouveau. Tel est le dénouement. L'intrigue est
l'amour rival de Valérien et de Valens pour Flavie. Les
premiers actes sont assez bien conduits ; il y a de la
vigueur dans le cinquième, qui finit par cette conver-
sion générale, peut-être miraculeuse, certainement
inattendue. Les vers sont faciles, mais ordinairement
lâches, sans traits littéraires. Pour avoir été contem-
porain de Corneille et de Racine, Bahier ne leur sera
jamais comparé.
Après Flavius Clemens, nous lisons dans le même
volume l’oraison funèbre, en latin, du duc de Beaufort :
Illustrissimi principis Francisci Gastonis de Ven-
dôme, ducis de Beaufort, Laudatio funebris ; après
cette oraison funèbre, qui ne paraît pas digne de
remarque, une épitre en vers latins à un chanoine du
Mans, nommé Lemore : Clarissimo doctissimoque
viro domino D. Lemore, insignis ecclesiæ Cenoma-
nensis canonico, extemporalis Epistola ; puis, trois
JEAN BAHIER. 915
pièces, une en vers grecs, une en vers latins, la troi-
sième cn prose latine, en l'honneur de saint Lezin,
évêque d'Angers. Nous empruntons au poëme latin
quelques vers sur l'église d'Angers, et en particulier sur
un des plus illustres prélats de cette église, Henri
Arnauld. L'auteur suppose, à limitation de Virgile,
que saint Lezin, qui vient de monter au ciel, console
l'église d'Angers, consternée de son départ, en lui
révélant ses futures destinées :
Talibus orantem cœlo solatur ab alto
Nil mortale sonans sponsam, et spem mentibus addit
Licinius : « — Non ulla mihi, dilecta, recedat
Cura tui, aut caræ capiant oblivia sponsæ.
Præside Licinio quondam ventura juventus
Virtutem studio et musas majore capesset,
Quotque tuis cernes quam lœta insidere templis
Indigetes divos, stabit quibus integra morum
Relligio, ingentes animas, quos inclyta virtus
Primum aris deinde et patrio donabit Olympo!
Quin et tempus ecrit {sed sera morabitur ætas)
Cum tibi pastorem egregium, factisque potentem
Et verbis, vacuas rectore imponet ad aras
Cura poli! Magnis non usquam heroibus impar
Hic fuerit, veterum quo non vigilantior alter
Divinis regat Andinam sub legibus urbem.
Hic vir hic est postrema parem cui sæcula quemquam
Haud tulerint! Sed enim quid te juvat usque morari;
Huc animos adverte tuos spesque erige lœtas,
Hic Henricus erit! »
Il nous plaît de reproduire ces vers d’un prêtre, d’un
9216 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
religieux, rendant hommage aux vertus d'un évêque
que la mode actuelle est de calomnier.
Suit un long poëme latin, qui a pour objet de féli-
citer Jules Mascaron, convalescent après une grave
maladie : À. P. Julio Mascaron Soterion ; avec une
épiître en prose, où Bahier rappelle à Mascaron qu'il a
jadis été son élève. Remarquons, en outre, les deux
derniers vers du poëême :
Ista Tricassinæ, Juli, Soteria Musæ
Pangebant, positis concessa per otia libris.
Ils signifient que Bahier composa ce poëme étant
professeur de rhétorique au collége de Troyes. — Nous
lisons à la suite quelques hexamètres, sans titre,
adressés à Jean Cabassut, de l'Oratoire, célèbre cano-
niste, et une épitre au roi, en vers latins, sur son expé-
dition en Franche-Comté : Regi invicto post hibernam
in Sequanos expeditionem. Satisfait sans doute des
derniers vers de son épitre latine, Bahier les a tra-
duits en français. Voici la traduction :
Quelle rapidité de conquête en conquête,
En dépit des hivers, guide tes étendarts!
Et quel dieu dans tes yeux tient cette foudre prête,
Qui fait tomber les murs d’un seul de tes regards ?
À peine tu parais qu'une province entière
Rend hommage à tes lis et justice à tes droits,
Et ta course en sept jours achève une carrière
Que l’on verrait coûter un siècle à d’autres rois.
JEAN BAHIER. 217
En vain pour t’applaudir ma muse impatiente,
Attendant ton retour, prête l’oreille au bruit ;
Ta vitesse l’accable et sa plus haute attente
Ne peut imaginer ce que ton bras produit.
Mon génie étonné de ne pouvoir te suivre
En perd haleine et force, et mon zèle confus,
Bien qu’il l'ait consacré ce qui me reste à vivre,
S’épouvante et l’admire, et n’ose rien de plus.
Je rougis de me taire et d’avoir tant à dire :
Mais c’est le seul parti que je puisse choisir.
Grand roi, pour me donner quelque loisir d'écrire,
Daigne prendre pour vaincre un peu plus de loisir.
_ Le volume inscrit sous le num. 492 dans le fonds
de l'Oratoire se termine par des vers français à l’évêque
de Marseille, Forbin de Janson, des vers latins à Bos-
suct et quelques autres vers, latins ou français, com-
posés en l'honneur de personnes inconnues.
Enfin Bahier voulut être compté parmi les auteurs
reconnaissants qui firent parvenir au surintendant Fou-
quet, dans sa disgrâce, des lettres de condoléance. On
a de lui un poëme latin sous ce titre : Fuquetus in
vinculis. Ce poëme, qui se compose d'environ cent
cinquante vers hexamètres assez bien tournés, est une
prière à la mère du Christ, placée par l'auteur dans la
bouche de Fouquet. Ansart prétend qu'il a été imprimé;
mais nous en doutons. Nous n'en connaissons, pour
notre part, qu'une copie manuscrite dans un des volu-
mes de la bibliothèque du Mans (1).
(1) Miscellanées, num. 3,835 de la grande salle,
218 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
BARBEU-DUBOURG (Jacouss).
Jacques Barseu-Dusoure est né à Mayenne le
42 février 4709. Il fut d'abord incertain sur le choix
d'une profession. Très-versé dans l'étude des langues
anciennes et sachant tirer bon parti de ses connaissan-
ces littéraires, il avait le désir et l'espoir de se faire
un nom parmi les lettrés ; mais, d'autre part, il avait
étudié les sciences que l’on appelle exactes, et il ne
désespérait pas d'occuper quelque jour une place hono-
rable parmi les docteurs. Il publia d'abord : Lettre d'un
garçon barbier à l'abbé Desfontaines sur la maîtrise
ès-arts; Paris, 1743, in-12. Il s'était alors depuis
longtemps décidé pour les sciences et exerçait à Paris
la profession de médecin. Il fit ensuite paraitre Deux
lettres à une dame, au sujet d'une expérience de chi-
rurgie faite à la Charité; Paris, 1744, in-8°. A cette
publication succédèrent plusieurs thèses dont nous
n'avons qu’à reproduire les titres : Datur ne etiam
vitalium organorum somnus ? Paris, 1746, in-4°; An
variolarum morbus absque eruptione ? Paris, 1747,
in- 4°; Utrum anni climaterici cæteris periculosiores ?
Paris, 1747, in-4°; An prœcipua sanguinis officina
pulmo ? Paris, 1748, in-4° ; An fracheotomiæ nunc
scapellum, nunc trigonus mucro ? Paris, 1748, in-4°.
JACQUES BARBEU-DUBOURG. 219
Il traduisit ensuite de l'anglais : Lettres sur l'histoire,
par Henri Saint-Jean, lord vicomte de Bolingbroke ;
Paris, 1752, 2 vol. in-8°. L'année suivante il publia
la Chronographie, ou description des temps, in-8°,
avec 35 planches in-folio. Nous lisons au frontispice
de cet ouvrage que Barbeu-Dubourg était, en 1753,
professeur de pharmacie en l'Université de Paris. I l’a
composé, dit-il, pour enseigner l'histoire selon la
même méthode que la géographie, et il a exposé son
plan dans une préface écrite avec beaucoup d'élégance.
Ce plan consiste à rapprocher les faits au moyen de
cartes, ou tableaux synchroniques. On a bien souvent,
depuis l’année 1758, tracé des tableaux semblables
pour l'usage de la jeunesse : s'ils ne sont pas com-
mentés par un professeur habile, ils sont pour l’intel-
ligence plutôt un embarras qu'un secours. On doit
encore à Barbeu-Dubourg un aide-mémoire du même
genre : Sommaire de chronologie, en vers techniques,
in-8°, de 3 pages.
Barbeu-Dubourg a, dit-on, fondé la Gazette d’'Épi-
daure, continuée sous le titre de Gazette de Médecine ;
Paris, Grangé, 1761-1763, 5 vol. in-12. C’est un
recueil toujours estimé. I l'était plus encore en l’année
4762 et le docteur qui passait pour le diriger avait à
ce titre, même hors de France, une véritable célé-
brité. Il jouissait des profits de cette gloire, quand un
médecin flamand, nommé Du Monchaux, lui en fit
connaître les inconvénients. On raconte ainsi l’aven-
I 8
290 HISTOIRE LILTÉRAIRE DU MAINE.
ture. Du Monchaux ayant fait un mauvais livre, intitulé,
d’ailleurs, très-simplement : Anecdotes de Médecine,
crut devoir le recommander au public par les initiales
de « M. Barbeu-Dubourg, docteur régent de la faculté
« de médecine de Paris. » Barbeu se vit donc obligé
de dénoncer l'imposture (1). |
Quelques années après notre docteur publia
Recherches sur la durée de la grossesse et le terme de
l'accouchement; Amsterdam, 1765, in-8°. Ensuite
parut Le Botaniste français; Paris, Lacombe, 2 vol.
in-12. A l'occasion de celivre, Barbeu-Dubourg eut
d'autres ennuis; Adanson lui reprocha d’avoir repro-
duit ses opinions, sans le citer. Quoi qu'il en soit,
Le Botaniste français est encore et souvent con-
sulté. « On n'y trouve, dit M. Du Petit-Thouars,
« aucune découverte; mais celles qui ont été faites
« précédemment y sont mises en œuvre d’une manière
« exacte et très-habile (2). » Ansart a fait dans sa
Bibliothèque l'analyse de cet ouvrage. D’autres écrits
de Barbeu sur la botanique furent publiés les années
suivantes : Usage des Plantes, Paris, 1767, 2 vol.
in-19, et Manuel de Botanique; Paris, 1768, in-12.
On ajoute à la liste des œuvres de Barbeu : Opinion
d'un médecin de la faculté de Paris en faveur de
l'inoculation de la petite verole ; Paris, 1769, in-12.
Barbeu-Dubourg avait d'abord combattu le système
(1) Louis Bachaumont, Mémoires secrets, 1. I, p. 86.
(2) Biographie universelle.
JACQUES BARBEU-DUBOURG. 291
de l’inoculation dans la Gazette d'Epidaure; il en
était ensuite devenu partisan. Éléments de Médecine
en forme d'aphorismes; Paris, 1770, in-12 ; ouvrage
oublié. Lettre d’un médecin de la faculté de Paris à
un de ses confrères, au sujet de la Societé royale de
Médecine; in-8° : c'est une brochure de quelques
pages, sans date. Barbeu a même écrit un mémoire
judiciaire : Mémoire à consulter pour M° Jacques Bar-
beu-Dubourg et consorts, tous docteurs-régents de la
faculté de médecine de Paris, 83 octobre 1768, avec
une brève consultation de Tenneson. Ce mémoire est
contre le doyen, qui s’était écarté des règlements et de
l'usage en substituant le vote par écrit au vote verbal
dans une des assemblées de la faculté. Barbeu- :
Dubourg, ayant vivement protesté contre cette inno-
vation, porta l'affaire devant le parlement.
Nous avons recherché avec plus de soin les opus-
cules politiques de Barbeu-Dubourg. Il appartenait au
parti des philosophes, des réformateurs. La révolution
d'Amérique l'avait rempli d'enthousiasme, et il ne se
contentait pas d'admirer de loin le magnifique spectacle
que donnait au monde une nation affranchie, réglant
elle-même ses propres destinées ; il prétendait encore
faire partager cet enthousiasme et propager en France
les idées américaines. C'est dans ce dessein qu'il tra-
duisit de l'anglais de Jean Dickinson : Lettres d'un
fermier de Pensylvanie aux habitants de l'Amérique
septentrionale, Amsterdam, 1769, in-8°, et les OŒEu-
229 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
vres de B. Francklin; Paris, 1718, 2 vol. in-4°. Le
même esprit à inspiré Le Petit code de la raison
humaine ; Londres, 1774, in-8° : Passy, 1789, in-24;
Paris, 1789, in-12. Presque tous les exemplaires de
l'édition de 1782 ont été envoyés en Amérique. Franc-
klin, qui était un des amis de Barbeu-Dubourg, faisait
grand cas de cet ouvrage. Il a de la naïveté, mais il
ne se recommande guère, à notre avis, par d’autres
mérites. Nous mentionnerons encore : Le Calendrier
de Philadelphie, ou Constitutions de Sancho-Pança
et du bonhomme Richard en Pensylvanie ; Phila-
delphie et Paris, 1778, in-12.
Barbeu-Dubourg mourut à Paris, le 44 décem-
bre 4779. Il laissait en mourant plusieurs manu-
scrits dont voici les titres : Lettre à Mademoiselle...
sur les vents; Objections à M. Basselin sur la qua-
drature du cercle; Projet d'un cours complet de mede-
cine. L'abbé Renouard dit de lui : « Barbeu avait
« beaucoup d'affabilité, une douceur inaltérable.
« L'habitude de voir des malades ne lui avait rien ôté
« de cette sensibilité compatissante qu’il avait reçue
« de la nature, et qui fait le plaisir et le tourment de
« ceux qui en sont partagés. Son caractère fit son
« bonheur, celui de sa famille : pour tout dire en un
« mot, il fut l'ami de Francklin (4). »
(1) Essais histor. sur le Maine, t. Il, p. 201.
M
NICOLAS BAUDOUIN. 993
BAUDOUIN (Nicoas).
L'abbé Nicolas BaupouiN, né à Laval, chanoine de
Saint-Michel en cette ville, prit une part très-active à
quelques controverses liturgiques du siècle dernier. Il
publia d'abord : Apologie des cérémonies de l'Église,
expliquées dans leur sens naturel et littéral : Bruxelles,
17492, in-12. Vers le même temps parurent les derniers
volumes de l'Explication simple, litteéraleet historique
des cérémonies de l'Église, par Claude de Vert.
Comme les précédents, ces volumes furent vivement
censurés. Baudouin, qui était du parti de Claude de
Vert, prit sa défense dans l'écrit suivant : Remarques
critiques sur un livre de M. l'abbe de Vallemont, inti-
tule : Dissertation du secret des mystères; Bruxelles,
4717, in-8°. I] s'agissait de savoir si le canon de la
messe doit être lu par l'officiant à voix haute, ou à
voix basse, et c'était la matière d'un grand débat.
CI. de Vert et Baudouin défendaient la lecture à voix
haute, et celui-ci, s'emportant contre les partisans de
la lecture à voix basse, les appelait des « dévots médi-
« tatifs, quiaperçoivent de grands mystères jusques
« dans les vitres des fenêtres des églises, et dans les
« tuiles qui en couvrent le toit. » Nous connaissons
beaucoup de ces gens trop subtils : mais ce ne sont
. 994 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
plus des dévots; ce sont tout simplement des
archéologues. On doit encore à Nicolas Baudouin : De
l'éducation d'un jeune seigneur ; Paris, 1728, in-8°.
M. Quérard attribue faussement à Nicolas Baudouin
une tragédie en cinq actes, Démétrius, qui fut pour
la première fois représentée en l’année 1785 et peu de
temps après imprimée. L'auteur de cette tragédie est
un autre Baudouin, épicier-droguiste à Saint-Germain-
en-Laye, qui mourut un siècle environ après notre
abbé.
BAUDRY (RENÉ).
René Baupry désigne en latin son lieu natal en
ajoutant à son nom l'adjectif Ansiacus. S'agit-il
d'Azé près de Château-Gontier, ou bien d'Assé-le-
Boisne, d'Assé-le-Béranger, d’Assé-le-Riboul ? Nous ne
savons. Quoi qu'il en soit, ce René Baudry n'est connu
que comme auteur de quatre vers latins en l'honneur
de René Flacé, qui se trouvent en tête du Speculum
hærelicorum (1).
(1) Biblioth. impériale, Man. lat., num. 8,405.
MICHEL BAULDRY. 995
BAULDRY (MicneL).
Michel Bauzpry, né dans le Maine, on ignore en
quel lieu, entra chez les bénédictins d'Evron dans
les premières années du xvne siècle. Il s’appliqua par-
ticulièrement au droit canonique, et obtint le grade
de licencié en cette faculté. Il fut ensuite grand-prieur
de Lagny et de Maillezais. On a la preuve qu'il
embrassa la réforme de Saint-Maur dans un mémoire
cité par Ansart et attribué à Jacques Guichon, avocat
au parlement (4). Cependant Tassin et Leclerc ont omis
de compter Michel Bauldry parmi les écrivains de la
congrégation de Saint-Maur, et c'est un oubli que
nous devons réparer.
Ansart protestait, comme grand-prieur de Maillezais,
contre la sécularisation de cette antique abbaye; mais
il perdit son procès : après de longs débats, Louis XIV
confirma la bulle du pape, par lettres-patentes du 20
mai 1664, vérifiées en parlement le 4 mai 1665 (2).
(1) Le titre de ce mémoire est: Factum pour M. Bauldry,
grand-prieur de l'église collégiale et régulière de Muillezais,
etc., etc., appelant comme d'abus de la bulle de sécularisation
de ladile église du 14 janvier 1631, elc, elc., contre Raoul,
évêque dudit Maillexais; 1654, in-fol.
(2) Mémoires du clergé, t. IE, col. 32, 37.
2926 . HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Ch. de Montchal, archevêque de Toulouse, ayant
publié un rituel à l'usage des prêtres de son diocèse,
invita Michel Bauldry à donner sur cette matière un
ouvrage plus étendu. Bien qu'elle eût été traitée plus
d’une fois, des lacunes et des imperfections étaient
signalées dans tous les manuels en usage. Bauldry
s'acquitta de cette tâche laborieuse, se proposant,
d’une part, d’instruire les clercs ignorants, et, d'autre
part, de recommander l'observation plus rigoureuse
des pratiques ecclésiastiques aux fidèles dont la dévo-
tion avait pu être inquiétée par la controverse protes-
tante. Pour apprendre lui-même à fond toutes les
variétés de la liturgie, il visita les églises les plus
renommées du monde chrétien. Après quelques années
de séjour à Rome, il revint à Paris et eut de fréquents
entretiens avec les hommes les plus considérables
par leur savoir, observant tout, interrogeant les
experts sur les choses les plus minutieuses. Il mit
ensuite en ordre les notes qu'il avait prises en divers
lieux, et les publia dans un volume dont l'impression
fut achevée au mois de décembre de l'année 1636.
En voici le titre: Manuale sacrarum Cæremo-
niarum juxta ritum Romanum; Paris, J. Billaine,
1637, in-8. Ce Manuel est dédié à Ch. de Mont-
chal (4). Nous lisons dans l'Avertissement au lecteur
(1) La seconde édidion parut en 1616, in-4°, chez Billaine.
Cette seconde édition, emendata novisque additionibus locu-
pletata, fut réimprimée à Venise, chez Balleoni, en 1681, in-40.
LAZARE DE BAYF. | 297
la plupart des détails que nous avons rapportés
concernant la vie de Michel Bauldry. Le P. Hilarion
de La Coste nous apprend, en outre, qu’il était un
des amis du P. Mersenne.
BAYF (LAZARE DE).
Les sieurs de Bayf, famille ancienne d'Anjou, habi-
taient le château des Pins, près La Flèche, et possé-
daient au Maine les terres seigneuriales de Verneil-
le-Chétif et de Mangé. Ils portaient de gueules à deux
léopards d'argent l'un sur l’autre, en chef de même (1).
Fils de Jean de Bayf, qui s'était signalé sous les armes,
magni nominis equite (2), et de noble dame Marguerite
Chasteignier de La Roche-Posay (3), Lazare de Bavyr
naquitaux Pins, vers l'année 1490. Ilembrassa d'abord,
dit-on, l’état ecclésiastique. Il se rendit ensuite à Paris,
Un exemplaire de cet ouvrage, chargé de corrections et de
notes manuscrites, est à la Bibliothèque impériale, départ. des
manuscrits, paquet 49, num. 6, du Résidu de Saint-Germain.
(1) M. Cauvin, Essai sur l'Armorial du diocèse du Mans.
(2) Elogia Scævolæ Sammarthani.
(3) Ménage, Remarques sur la vie de Guill. Ménage, pag. 193.
8*
298 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
où nous le voyons, âgé de vingt ans environ, assister
aux séances du parlement. Il apprend les lois, pour
les défendre comme avocat ou les appliquer comme
magistrat. Mais bientôt, suivant les conseils d’un ami,
Christophe de Longueil, il ferme ses livres, quitte le
parlement, quitte Paris, et court à Rome, où il va,
dit-il, se former l'esprit (1). Son fils, Jean-Antoine de
Bayf, a raconté ces premières années de sa vie en
des vers faciles qu'il nous plaît de citer :
Ce mien père angevin, gentilhomme de racé,
L'un des premiers Français qui les muses embrasse,
D'’ignorance ennemi, désireux de savoir,
Passant torrents et monts, jusqu’à Rome alla voir
Musure (2), Candiot, qu’il ouit pour apprendre
Le grec des vieux auteurs et pour docte s’y rendre :
Où si bien travailla que, dedans quelques ans,
Il se fit admirer et des plus suffisans.
Docte il revint en France, et comme il ne désire
Rien tant que le savoir, en Anjou se retire
Dans sa maison des Pins, non guère loin du Loir,
À qui Ronsard devait si grand nom faire avoir.
(1) Ces renseignements se trouvent à la fin du Traité de
Lazare de Bayf De re Vestiaria. Christophe de Longueil parle
aussi, dans une de ses lettres à Guill. Budé, du voyage qu'il
tit à Rome avec Lazare de Bayf; Epistolar. lib. I, fol. 166,
verso.
(2) Marc Musurus, né à Candie, enseigna le grec à Venise et
à Rome avec une grande réputation. Il mourut en 1517, avec
le titre d’archevèque de Malvasie, en Morée. On a de lui plu-
sieurs ouvrages très-estimés.
LAZARE DE BAYF. 299
De retour en France, Lazare de Bayf recoit de
François Ie l'accueil que ce prince faisait à tous les
gentilshommes qui montraient du goût pour les lettres.
Ilest prié de venir à la cour, pour y occuper l'emploi de
protonotaire, en attendant qu'il y ait une vacance dans
les ambassades. Jean-Antoine de Bayf poursuit donc
en ces termes son récit poëtique :
Ce bon Lazare là, non touché d’avarice,
Et moins d’ambition, suit la muse propice,
Et rien moins ne pensait que venir à la cour,
Quand un courrier exprès à sa retraite court
Le sommer de la part du grand roi qui le mande,
Et le venir trouver sans refus lui commande.
Qu’eût-il fait? devait-il au repos s’amuser
Où vivait si content? pouvait-il refuser
Son roi qui le mandait? C’est un pauvre héritage
De croupir au savoir, sans le mettre en usage.
Ïl se range à son roi, qui ne le renvoya,
Mais l’ouit et le chérit et bientôt l’employa (1)...
Dès l'année 1529, Lazare de Bayf fut désigné pour
aller représenter la France à Venise, et Jean Du Bellay,
qui était à Londres, crut devoir le recommander en ces
termes au maréchal de Montmorency : « J'ai entendu,
(1) Nous regretions de ne pouvoir consacrer une notice spé-
ciale à l'auteur de ces vers. Il n’est pas né dans le Maine, mais
dans les états de Venise, durant l'ambassade de son père.
Lazare de Bayf, qui n'était pas marié, eut à Venise une intri-
gue galante avec une demoiselle de condition, et de cette union
illégitime naquit Jean-Antoine de Bayf (Ménage, au licu cité.)
230 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
« Monseigneur, qu’on envoie le protonotaire de Bayf
« être ambassadeur à Venise. Je vous promets que
« quiconque en aura fait élection n'y aura deshonneur,
« et que mais qu'il ait un peu passé par l'étamine des
« affaires, il sera bien pour faire bon service au
« roi (2). » Nous ne savons pour quel motif son
départ fut alors ajourné, mais on s'accorde à dire
qu’il ne se rendit pas à son poste avant l'année 1531.
Les États de Venise étaient alors alliés à la France.
Menacés dans leur indépendance par les entreprises
de Charles-Quint, ils avaient enfin compris que leur
véritable ennemi n'était pas au-delà des Alpes, et ils
étaient entrés, avec le pape, les Florentins etles Suisses,
dans la ligue conclue à Cognac en l'année 15926.
Lazare de Bayf devait maintenir les Vénitiens dans les
bons sentiments qu'ils avaient tardivement conçus
pour la France et les rendre de plus en plus méfiants
à l'égard de l'Espagne. Cependant, quand, au mois de
décembre de l’année 4531, Lazare de Bayf vint rem-
plir à Venise les fonctions d'ambassadeur, si les rois
de France et d'Espagne se préparaient à de nouveaux
combats, ils ne voulaient manifester l’un et l’autre
que les intentions les plus pacifiques. On se préoccu-
pait surtout, en Italie, de l'approche des Turcs, qui,
ayant pénétré dans la Hongrie et dans la Dalmatie,
menaçaient déjà les possessions vénitiennes.
(1) Lettre de JS. Du Bellay à M. de Montmorency, du 45 juin
1529. Manuscrits de Bethune, n° 8,603. (Bibl. impér.)
LAZARE DE BAYF. 931
Dans sa correspondance avec le roi, avec les princi-
paux officiers de la couronne, avec l'ambassadeur de
la France dans les États de Rome, l’évêque d'Auxerre,
Lazare de Bayf parle sans cesse des alarmes que les pro-
grès des Turcs causaient à Venise, durant les années
1534 et 1532. Il ne dissimule pas, toutefois, que la
__cour de Rome exagère à dessein la gravité du péril, et
ajoute elle-même à l'inquiétude des populations en
faisant répandre des bulletins et des bruits mensongers.
Ainsi, le 26 janvier 1531, il écrit à l'évêque d'Auxerre :
« Monseigneur, je vous dirai bien que l'on fait en
« cette ville quelque remontrance d’avoir peur de la
« venue du Turc, mais je me doute fort que ce soit
« pour avoir occasion detirer argent de leurs sujets ; et
« Dieu voulsist que ainsi füt (4)! » Cependant, après
quelques mois de séjour à Venise, Bayf se laisse gagner
par la terreur commune : « ce grand chien de Turc,»
comme il a coutume d'appeler le sultan, ne laisse
plus de repos à son esprit et il demande que tous les
princes chrétiens s'unissent enfin pour le combattre (2).
C'était répéter ce qu'il entendait dire. En efet,
outre la raison fiscale, les cardinaux romains et les
marchands vénitiens avaient encore un autre motif
pour faire montre d'une vive terreur : ils désiraient
Pa
(4) MS. de la Bibliothèque impériale, collection Dupuy, sous
le n° 265.
(2) Négociations de la France dans le Levant, par M. Char-
rière, t. I, p. 236.
LE
939 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE,.
fort éloigner des champs de l'Italie les Français, les
Espagnols et les Impériaux, et associer à une même
entreprise contre le Turc les deux princes, rivaux
de puissance et de gloire, qui l’un et l’autre n'atten-
daient qu'un prétexte pour déchirer le traité de
Cambrai.
Lazare de Bayf n'eut à régler, durant les années
1532 et 1533, aucune de ces grandes affaires qui font
la réputation d'un négociateur. Cependant le roi fut
content de ses services et, pour l'en récompenser, il
lui donna plusieurs abbayes, entre autre celles de
Charroux et de Grenetière. Les produits de ces béné-
fices devaient l’entretenir honorablement dans son
ambassade. Obligé à de grands frais, il écrivait à
à l’évêque d'Auxerre, le 20 février 1532 : « Monsei-
«gneur, touchant l'abbaye qu'il a plu au roi me
« donner, comme je crois que aurez su, je vous prie.
« qu’il vous plaise me aïder envers notre Saint-Père
«et ceux qui auront la charge du négoce, que je
«ne paye rien de la composition et annate, car je
«suis ici en une grosse dépense... » Lazare de
Bayf quitta Venise dans le cours de l’année 1533.
Il fut ensuite chargé de diverses négociations en
Espagne et en Allemagne (1540), où il fut envoyé
pour assister à la diète de Spire. Il avait près de
lui, dans ce voyage diplomatique, le jeune Charles
Estienne et le cadet d'une maison du Bas-Ven-
dômois dont la tutelle lui avait été confiée; ce jeune
LAZARE DE BAYF. 9233
homme, alors âgé de seize ans à peine, était Pierre de
Ronsard (1).
La conduite que tint Lazare de Bayf dans ces
difficiles emplois lui mérita d’abord le titre de con-
seiller clerc au parlement de Paris. Sa nomination,
signée par le roi le 47 novembre 1533, ne fut pré-
sentée que le 27 mars 1534(2). En janvier 1536, nous
le voyons envoyé par la cour vers le roi. Il s'agissait
de protester contre des lettres-patentes qui avaient
conféré deux offices de conseillers clercs à des laïques
mariés. Bayf alla trouver le roi dans la ville de Cré-
mieu, lui fit sa remontrance et attendit sa réponse ;
mais le roi, sans répondre, le renvoya devant le chan-
celier, et le chancelier s’excusa de ne pouvoir retirer
lesdites lettres-patentes, attendu qu'elles avaient été
signées pour complaire à de puissants personnages,
les plus zélés serviteurs et les meilleurs ami du roi, le
cardinal Du Bellay et Guillaume de Langey, son frère.
Ainsi Bayf ne réussit pas dans cette ambassade (3).
En 1541, il fut nommé maître des requêtes ordinaires
de l'hôtel du roi.
Il habitait, en l'année 1543, le quartier de l'Univer-
sité, remplissait assidûment auprès du roi sa fonction
de maître des requêtes, et employait tous ses loisirs aux
(1) Vie de P. Ronsard, par Cl. Binet. — Oraison funèbre de
Ronsard, dans letom. IX de ses Œuvres, édit. de 1630.
(2) Registres de la ch. du conseil du parlement (27 mars 1534),
(3) Ibid. (20 mars 1536).
934 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
travaux littéraires qui ont placé son nom parmi ceux
des créateurs de la prosodie française. Ronsard, qui
demeurait aux Tournelles, venait lui rendre de fré-
quentes visites et profitait des leçons que Jean Dorat
donnait au jeune fils du docte conseiller, Jean-Antoine
de Bayf.
On compte Lazare de Bayf au nombre des huit
maitres des requêtes qui assistèrent, en 1547, aux
funérailles de François Ie. Mais il mourut peu de
temps après, la même année que ce prince. Ronsard
fit son éloge funèbre en des vers médiocres. De ces
vers voici la première strophe :
Si les Dieux
Larmes d’yeux
Versent pour la mort d’un homme,
A cette heure,
Dieux, qu’on pleure
* Et qu’en deuil on se consomme !
Et voici la dernière :
À l'ignorance il eut guerre.
L'excellence
De la France
Mourut en Budé première ;
Et encores
Morte est ores
Des muses l’autre lumière (1)!
(1) Œuvres de Ronsard, 1. IV, p. 641 de l'édition de 1630.
LAZARE DE BAYF. 235
Les œuvres de Lazare de Bayf se composent de trois
petits traités sur les vêtements, les vases et les navires
des anciens, de plusieurs traductions en vers, de quel-
ques poëmes et de sa correspondance diplomatique,
qui est considérable.
Le traité sur les vêtements des anciens est le pre-
mier ouvrage de Lazare de Bayf : il y travailla durant
le voyage qu'il fit à Rome avec Christophe de Lon-
gueil. Voici le titre de cet opuscule, dont la première
édition paraît être celle de Bâle, 1526, in-4° : Laz.
Bayfii Annolationum in L. vestis FF. de auro et
argento legato liber. Il est dédié à Jean, cardinal de
Lorraine. On peut apprécier quel en fut le succès, par
le nombre des éditions qu'il obtint dans l’espace de
quelques années. Nous désignerons celles de Bâle,
Froben, 1531 et 1537, in-4° ; de Paris, 14535, 1536,
1541, 1549 ; de Leyde, 1536. Georges Grœvius a
réimprimé ce traité, dans le tome VI de son Thesaurus
Antiquit. Romanarum. Les savants le consultent
encore. Une édition de Paris, Rob. Etienne, 1547,
in-8, contient un abrégé fait par Ch. Etienne, avec
le consentement de l'auteur, et une traduction fran-
çaise, in adolescentulorum gratiam et utilitatem.
C'est au retour de son ambassade à Venise que
Lazare de Bayf donna ses traités sur les vases et sur
les navires anciens. Le traité sur les vases, Las. Bayfi
de Vasculis liber singularis), dédié par l’auteur au
chancelier Antoine Du Bourg, parut pour la première
936 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
fois en 4535, à Paris, chez Jean Masse; ensuite
à Lyon, en 1536, chez les héritiers de S.-Vincent. On
en connaît d'autres éditions, de Robert Estienne,
Paris, 4543 et 1547, in-8, sous ce titre : De Vasculis
libellus, adolescentulorum causa ex Bayfio decerptus,
addita vulgari latinarum vocum interpretatione. Il
se trouve encore dans le tome IX du Thesaurus
Grœcar. Antiquitatum de Gronovius. Le traité sur les
navires à pour titre : Annotationes in L. IT de cap-
hivis et postliminio reversis, in quibus tractatur de
re naval; Paris, Rob. Etienne, 14536 et 4549, in-4°;
Lyon, 1537, in-8; Bâle, Froben, 1537, 1541, in-4°.
Gronovius l'a inséré dans le tome XI de son Recueil.
Dans le temps où Lazare de Bayf publiait cet ouvrage,
Etienne Dolet achevait à Lyon son livre De re naval.
Il parait qu'il mit à profit les recherches de Bayf et
dissimula ses emprunts. Cette conduite peu loyale fut
vivement censurée par un des amis de Bayf, ou peut-
être par lui-même. Dolet se défendit le mieux qu'il put.
Ces divers traités de Lazare de Bayf furent pen-
dant longtemps fort goûtés. Lefebvre de La Boderie
les a mentionnés dans sa Galliade :
Lazare de Bayf qui, au temps oublieux,
As doctement ravi les vêtements des vieux,
Et recherché les noms et toute la fabrique
Des naus et nautonniers et de tout l’art nautique (1)...
(1) Galliade, cercle Ier, p. 32. 11 y a des éditions des trois
traités de Bayf réunis sous ce titre : De re vesliaria et navali ;
Paris, 1538 et 1353, in-8v; Bâle, 1541, in-40,
LAZARE DE BAYF. 937
Les traductions de Bayf ont été estimées, mais
n'ont pas eu toutefois autant de succès que ses traités.
Nous parlerons d'abord de sa traduction littérale de
l'Electra de Sophocle, publiée sous ce titre : La tra-
gédie de Sophocle intitulée Electra, contenant la ven-
geance de l'inhumaine et très-piteuse mort d'Aga-
memnon, roi de Mycènes ; Paris, Roffet, 14537, in-8.
On ne savait guère alors ce que c’était qu’une tragé-
die : aussi l’auteur crut-il devoir donner de ce terme
la définition suivante, qu'on trouvera sans doute fort
singulière : « Tragédie est une moralité composée des
« grandes calamités, meurtres et adversités survenues
« aux nobles et excellents personnages, comme Ajax
« qui s'occit pour avoir été frustré des armes d’Achil-
« le, OŒdipus qui se creva les yeux après qu'il lui fut
« déclaré comme il avait eu des enfants de sa propre
« mère après avoir tué son père; et plusieurs autres
« semblables. Tant que Sophocles en a écrit six vingts :
« entre lesquelles est cette présente, intitulée Electra,
« pource qu'elle y est introduite et y parle tant bien
« et virilement que un chacun s’en peut donner mer-
« veille. Euripide aussi et plusieurs autres ont com-
« posé pareilles tragédies. Et la grâce d'icelles a
« anciennement si bien régné, que les rois et princes
« se mélaient d'en composer, mêmement Dionysius,
« roi de Sicile, et Hérode, roi des Perses, et assez
« d’autres. » La traduction d'Electra, par Lazare de
Bayf, est loin d’être élégante. Nous ne pouvons la
938 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
recommander; mais comme les exemplaires en sont
devenus très-rares, nous en citerons un fragment.
Electre, s'adressant à ses suivantes, les entretient en
ces termes des chagrins qui l'accablent :
Fort grand vergogne j'ai, ô vous femmes d’honneur,
Si me pensez faiblette à porter ma douleur,
Et trop être excessive ès lamentations ;
Mais force m’y contraint et mes affections.
Hélas! pardonnez-moi, car com possible est-il
Que fille de maison et de cœur vrai gentil
Ne fasse comme moi, se elle voit à l'œil
Les grands pernicions du père dont j'ai deuil,
Lesquelles vois de jour et de nuit pulluler,
Sans dessecher en rien, dont faut braire et huller.
Premièrement, à moi, la mère qui m’a faite
Me haïit et veut grand mal, et me voudrait défaite;
Après, en ma maison je vis et si fréquente
Avec les meurtriers, et contre mon entente
D’eux je suis impérée, et faut que preigne d'eux
Ce que m’est de besoin, soit chair, vin, pain et œufs.
Outre plus, cuides-tu que bon jour puisse avoir
Quand me faut Egistus assis au siége voir,
Au siége paternel, et le voir attourné
De robe et vêtements dont fut jadis orné ?
Le voir boire aux vaisseaux, tasse, coupe ou calice,
Où mon père buvait en faisant sacrifice?
Le voir sacrifier et célébrer aux dieux
Où le mertre fut fait et en ces propres lieux?
Le voir au lit couché, lui meurtrier de mon père
(Le comble du malheur!), ensemble avec ma mère ?
Te ge D A ST QT Re D ee LR OS de TR
LAZARE DE BAYF. 239
S’ainsi faut appeler tant malheureuse femme
Qui couche avec un tel, sans penser être infâme,
Et la voit-on avoir tant d’imprudence en soi
Qu’ell’hante le meurtrier sans en être en émoi,
Sans craindre aucunement d’'Erynnis la vengeance,
Le jour qu’il fut tué fait dresser une danse,
Et immole brebis aux dieux conservateurs,
Toujours par chacun mois, afin qu’ils soient tuteurs
De toute leur mesgnie, et fait dérision
Du meurtre perpétré par telle occasion.
Et je, qui vois cela, je, pauvre infortunée,
Larmoyant me tourmente, au grenier mal menée,
Du malheureux festin, que repas on appelle,
Qu’à mon père fut fait, et si faut que me cèle,
Car il ne m'est permis de plorer à plaisir
Et ma mère ne veut m'en donner le loisir.
La vaillante me dit ainsi, par grande injure :
« O haine contre Dieu! en toi seule est Ja cure
« De la mort de ton père, et nullui deuil n’en porte,
« Fors toi; je prie à Dieu qu’en bref te voye morte,
« Et les dieux infernaux, après être périe,
Ne veuillent de ton cœur ôter telle crierie. »
=
Telle injure me fait, mais s’elle oit la nouvelle
Qu’Orestes doit venir, alors ell’ n’est plus telle;
Ains crie contre moi, enragée à demi :
« N'est-ce pas toi qui es cause de tout ceci?
« N'est-ce pas ton chef-d'œuvre? or, tu seule envahis
« Orestes de mes mains et transmis hors pays;
a Mais saches pour certain que la peine en paieras ;
« Puisque j'en ai souci, tu le mal en auras. »
Et ainsi me rechigne, et, son mari fâchant,
L’exhorte de ce fait, le plus de tous méchant,
v
bus.
240 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
L’injure d’un chacun, l’infime des plus bas,
Qui veut avoir secours des femmes ès combats.
Mais je, pauvre, péris, Orestes attendant,
Et sèche sur le pied (comme il est évident),
Pensant que son retour sera le sédateur
De mes maux; mais je vois qu’il n’est qu’un cunctateur :
Son « je viendrai » me met du tout en désespoir
Et l'espoir me tollit lequel pourrais avoir.
Cette citation sera jugée plus que suffisante. Nous
mentionnerons sommairement les autres traduc-
tions de Lazare de Bayf. La plus estimée est celle de
l'Hécube : La tragédie d'Euripide intitulée Hécuba,
traduite du grec ep rhythme française; Paris, Rob.
Etienne, 1544 et 1550, in-8°. La Croix du Maine et Du
Verdier ont parlé de ces deux traductions, mais ils ne
paraissent pas avoir connu le Ravissement d'Europe,
ouvrage posthume de Lazare de Bayf, publié en 1552,
in-8°, par la veuve Maurice de La Porte. Au témoi-
gnage de Du Verdier, lorsque la mort vint surprendre
Lazare de Bayf, il traduisait les Vies de Plutarque,
et son manuscrit inachevé fut déposé dans la biblio-
thèque royale de Fontainebleau.
Lazare de Bayf est encore auteur de petits Poëmes,
. d'Épitaphes et de Ballades. Les vers suivants, adressés
à Éléonore d'Autriche, sœur de Charles-Quint,
lorsqu'elle se rendait en France pour épouser Fran-
çois Ie", seront assurément mieux goûtés que les tra-
ductions du même auteur :
LAZARE DE BAYF. 9241
Or est le temps et la joyeuse année,
Princesse illustre et de bonne heure née,
Qu'il est permis de divine ordonnance
Qu’avecque vous paix nous soit amenée,
Et quant et quant notre noble lignée,
Les deux fleurons où gît notre espérance.
Oh! quel plaisir, oh! quelle jouissance,
France, qui n’a première ne seconde,
Aura de voir, en sa terre féconde,
Reine et enfants! Bien doit crier Montjoie,
Vous appelant d’affection profonde,
Tant que la voix jusqu’au ciel en redonde,
Rabat de deuil et ressource de joie.
D'infinis biens serez environnée,
Et obtiendrez couronne fleuronnée
Du haut blason qui du ciel prend naissance.
Chacun dira : Dieu la nous a donnée
Et bonne et belle , ainsi l’a ordonnée
À notre roi d’invincible puissance.
Ses mère et sœur nous feront assistance,
Esquelles deux tout le trésor se fonde
D'honneur et sens qui en ce siècle abonde :
Dont louerez Dieu qui nous guide et convoie
En compagnie à nous qui corresponde,
Où vous vivrez en amour pure et monde,
Rabat de deuil et ressource de joie.
De bons prélats l’Église accompagnée,
Et dignement de reliques ornée,
Vous recevra en douce résonnance
De dévots chants, la face à Dieu tournée.
Noblesse après, à vous tant adonnée,
249 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Commence jà fourbir harnais et lance
Pour devant vous tournoyer à plaisance.
Puis, franc Gontier, qui de plaisir débonde.
Laissant brebis, sa panetière et fonde,
S’en veut aller danser sous la saussoie,
Et par la main tient Hélène la blonde,
En lui disant : Nous aurons, qui qu’en gronde,
Rabat de deuil et ressource de joie.
Reine sans pair, douce, humaine et faconde,
Un frère avez qui tient la pomme ronde,
Et vous serez (il faut bien qu’on le croie)
Femme à un roi le plus grand de ce monde.
Dieu vous forma sous planète féconde
Rabat de deuil et ressource de joie.
Les dépêches diplomatiques de Lazare de Bayf for-
meraient un recueil considérable, si elles étaient toutes
publiées. On ne connait guère que celles qui furent
éditées, en 1619, par le chanoine Nicolas Camusat,
dans ses Mélanges historiques (1). Elles sont au
nombre de dix-neuf, toutes adressées à l’évêque
d'Auxerre : la première porte la date du 40 décembre
4531 et la dernière celle du 15 janvier 1533. Elles
ne contiennent pas de renseignements curieux (2).
Ces lettres, dont Camusat avait les originaux entre
(1) Deuxième partie, p. 143.
(2) M. Charrière a reproduit quelques-unes de ces lettres
dans le tom. I de son recueil intitulé : Négociations de la France
dans le Levant.
LAZARE DE BAYF. 243
les mains, ne sont, toutefois, qu'une partie de celles
qui, dans le même espace de temps, furent adressées
par Lazare de Bayf à l'évêque d'Auxerre. Dupuy en a
recueilli vingt autres, écrites du 25 janvier 14531 au
6 février 14533, qui se trouvent à la Bibliothèque
impériale, sous le n° 265 de la collection de Dupuy. Ce
sont les missives originales; elle portent presque toutes
la signature de Lazare de Bayf. Nous les jugeons
encore moins intéressantes que celles dont nous venons
de parler. Si l'on n'avait que cette partie de sa cor-
respondance, on pourrait croire que l'ambassadeur du
roi de France près la révérendissime Seigneurie s'oc-
cupait uniquement, à Venise, de ses affaires person-
nelles et considérait celles de l’état comme étant de
moindre importance. Mais ces lettres de Bayf,
recueillies par Dupuy, ne sont pas les seules que
possède la Bibliothèque impériale. Dans un recueil,
autrefois inscrit sous le n° 2,113 au nombre des
précieux manuscrits de la bibliothèque Colbert, se
trouvent environ deux ou trois cents dépêches attri-
buées par Baluze à notre Lazare de Bayf. Ce ne
sont pas des originaux, mais des copies. Nous
citerons une de ces lettres encore inédites :
« SIRE,
« Ayant trouvé la commodité de ce gentilhomme qui
s’en va en diligence en Angleterre ambassadeur pour le
pape, n'ai voulu omettre de vous écrire par lui les pré-
8°
244 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
sentes, nonobstant que vous aie écrit des 8 et 13 de ce
mois, pour faire savoir que j'ai été averti que Michael
Angelo, excellent peintre, voyant le danger de Florence,
s’est retiré en cette ville et ne se montre point, car il n’y
veut pas faire sa demeure. Et crois fermement que sil’on
lui offre quelque bon parti en votre nom, il serait pour
l’accepter. Vous savez l'excellence du personnage en son
art. S'il vous plaît le retirer (1), en me faisant savoir, j’en
ferai mon effort, et cependant n’omettrai de chercher le
moyen à le pratiquer, étant assuré que ce faisant vous
ferai service, qui est la chose du monde que plus désire.
« Du 14 octobre. »
Bayf connaissait bien François I; il savait que
rien n’eût plus flatté ce grand prince qu'une visite du
sculpteur Michel-Ange! Tel était le respect qu'on avait
alors pour le génie, à Fontainebleau, à Rome, à
Madrid, et même à Constantinople, puisque Soliman,
à l'exemple des plus grands rois de la chrétienté,
se fit représenter par ambassadeur dans l'atelier de
l'illustre Florentin! La négociation conduite par
Lazare de Bayf n'eut pas le résultat qu’il en avait
espéré. Michel-Ange ne se décida pas à quitter
l'Italie. |
Outre les lettres de Bayf qu'on peut lire au n° 265
de la collection Dupuy et dans les manuscrits pro-
venant de la bibliothèque de Colbert, on en ren-
contre six autres encore dans les manuscrits du fonds
(1) L'appeler à vous.
LAZARE DE BAYF. 245
de Béthune. Ces lettres, adressées au roi, à M. de
Montmorency et à M. de Villandry, se trouvent dans
les recueils inscrits sous les num. 2985, p. 88, 3045,
p. 19, 3050, p. 63, 3081, p. 36, et 3096, p. 68.
Outre Ronsard, Scévole de Sainte-Marthe et Salmon
Maigret ont pompeusement célébré le mérite de Lazare
de Bayf (1).
(1) Voici quelques vers de Salmon Maigret (Macrinus) :
Lumen supremæ, Lazare, curiæ,
Legationis munere regiæ
Qui functus, æternum reportas
Patribus a Venetis honorem,
Turbæ imperitæ barbara factio
Quid moliatur providus aspicis,
Quantoque conspiret furore
Artium in interitum bonarum.
Quod ni patronum res te Heliconia
Gignata fortem, et vindice ni manu
Tutere, lorica trilicique
Ejus opes prope dissipatas,
De disciplinis ilicet omnibus
Quas liberales jure bono vocant,
Utraque de lingua sit actum, et
Parisiæ studiis Minervæ.…
S. Macrini Fymn., lib. II.
246 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
BAYF (:ULIEN DE).
Nous lisons dans la Bibliothèque française de La
Croix du Maine : « Julien de Bayr, gentilhomme du
«Maine, protonotaire du Saint-Siége apostolique,
« chanoine en l'église du Mans, seigneur d'Espineu-
« Le-Chevreuil, au: Maine, parent de Lazare de Bayf,
« sieur des Pins en Anjou. Ledit Julien de Bayf était
«homme docte et de grand jugement. Je ne sais si
«c'est celui duquel il se voit un discours de son
« voyage en Hiérusalem; car celui-ci chanta sa pre-
« mière messe au saint sépulcre dudit lieu : mais
« pour .ce qu'ils ont été cinq frères de ce nom de Bayf
« qui ont voyagé en Hiérusalem, je ne puis assurer
« si ç'a été celui-ci qui a composé ledit voyage. Et
« faut encore noter ici une chose très-admirable et
«bien digne de remarque; c'est qu'il y a eu cinq
« frères de cette maison de Bayf, lesquels se trou-
« vèrent en Hiérusalem sans que pas un d'eux eût
« donné avertissement de partir pour y aller, et tous
«s’acheminèrent sans le su l'un de l'autre. J'ai
«entendu qu'il y avait en l’abbaye de Saint-Calais et
«autres lieux un tableau faisant mention de cette
« histoire, mais elle ne s'y voit plus, à cause
«
JULIEN DE BAYF. " 947
que les troubles et séditions advenues pour la
religion ont causé ces ruptures et brisements
d'églises, et par conséquent ce qui était de beau
et de mémorable en icelles. Or, pour revenir
au propos dudit sieur d'Espineu, Julien de Bayf,
je n'ai point connaissance d'autres de ses écrits ;
toutefois j'ai opinion que ce voyage de Hié-
rusalem ait été composé par icelui. Il se voit
écrit à la main chez Monseigneur de Mali-
corne, messire Jean de Chourses, son parent, en
sa terre de Mengé, au Maine, et autres lieux et
seigneuries qu'il possède. Il florissait en l'an de
salut 1519. »
Les renseignements que contient cette notice de
La Croix du Maine sont en partie confirmés par
une note insérée dans le Cartulaire du chapitre
du Mans. Voici cette note: « Maître Julien de
«
«
«C
«
«
«
«
«
«
Bayf, prêtre, protonotaire de la sainte église
romaine, issu de père et de mère nobles, qui
visita la Terre-Sainte avec ses trois frères ger-
mains, fonda, le 46 décembre 1524, une pro-
cession qui doit être perpétuellement célébrée dans
l'église du Mans, le jour de l'Ascension. À cette
fin il légua 600 livres tournois aux chanoines
de la cathédrale et 100 aux chanoines de Saint-
Pierre-La-Cour (1). » Nous trouvons encore
(1) Charlular. capit. Cenoman., parmi les Man. latins de la
Biblioth. impér., num. 5211 B., p. 103.
248 HISTOIRE LITTÉRAIRE DU MAINE.
Julien de Bayf parmi les exécuteurs testamentaires
du cardinal Philippe de Luxembourg. On ne sait
ce qu'est devenue cette relation d'un voyage en
Terre-Sainte dont il ne parait pas certain qu'il soit
l'auteur.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE
DES
NOTICES CONTENUES DANS CE VOLUME
Pages
ODA tn 1
Adam de Perseigue..… Hies _ 20
Adelhelme TS Ne ÿ!
Allard (Claude)... I PTE ÿ8
Allon Gervais) es ee Re ne 59
Amellon (Marin) RE 60
Amy (PICPPO):smu ne Re is .… 63
AMYS (PICRPO) men nice annee 67
Auger (JaCuES 5122 nm ed see 74
AFChAMPAUIL en un sensations | 14
Archange (Nicolas)... a 75
Articus Albulei.…….… A 76
Assoline:(Nicolas) sn nn se nn acts 78
AUDErL (Jéan)sEsnns sin nt taire … 18
Aubert (Jacques), poëte see 80
Aubert (Noël)... Made iet 80
Aubert (Jacques), médecin... ass He 98
Aubert (François) re dRen ue 105
Aubert (Charles) ne A - 106
Aubert de La Chenaye-Desbois ….………… 111
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, "+. # v
250 TABLE DES NOTICES. #
+
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Aubery (Jacques) a .
Aubery du Maurier (Benjamin)... PR ee
Aubery du Maurier (Louis)...
AUDOUNE (PICLEE sn ed cena
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Avost (Jérôme d”) nier IN
Bachelo ECM Ves nn en nn née
Bahier (Jean)... a ee
Barbeu-Dubourg Ne ae ns
Baudouin (Nicolas). ae. sensé ,
Baudry (RCDÉ) …. …....... ........
PauldE CMIChEDhESS e s
Bayf (LA2aTE do) sou des nn esr e-Nsus
Ba OuDén A6) ns ne ture
*
FIN DE LA TABLE DES NOTICES,.
Ya
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$
119
136
185
196
197
199
204
206
218
223
294
225
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Le Mans. — ‘yp. Ed. Monnoyer. — 1870.
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